Kirghizstan Tadjikistan

Été 2011- Partie seule pour deux mois en Asie Centrale, sans plan ni matériel, j’ai rencontré une Coréenne qui avait un réchaud, un Écossais qui avait une tente, un Anglais qui avait une canne à pêche, un Français qui avait de beaux yeux et une Polonaise qui avait la banane. Assez pour improviser trois treks en autonomie dans le Tien Shan kirghize et le Pamir tadjik, là où les cartes s’arrêtent … et où l’aventure commence !

CHAPITRE 1

L’EQUIPE DES CHAUSSETTES FONDUES AU COL ALAMEDIN

Sous les grappes de raisin poussiéreuses qui pendaient à la tonnelle de l’auberge écrasée de chaleur se tenait une grande réunion d’univers. Rien d’étonnant : cela fait des millénaires que l’Asie Centrale est le lieu où les univers se donnent rendez-vous. Des Grecs aux Perses, en passant par les Ottomans, les Seljoukides, les Timourides, les Mongols, les Soviétiques et, plus récemment, les voyageurs occidentaux au long cours… Des Tchèques qui pédalent du désert kazakh au désert mongol, des motards polonais qui traversent la Turquie, le Caucase et l’Iran couverts de cuir et de poussière, et même un couple de cyclistes lesbiennes canadiennes qui roulent de Chine jusqu’en France.

Les univers se croisent à Bishkek, capitale du Kirghizstan. Sous les raisins de la tonnelle du Sakura Guest House, très exactement. Dans la cour, en bas. Certains attendent des visas iraniens qui ne viennent pas, d’autres se renseignent pour le permis du Badakhchan autonome qui s’obtient dans un bâtiment introuvable à l’autre bout de la ville, ou d’autres encore pestent contre l’Ambassade uzbèque qui avait promis les laisser-passer pour vendredi, mais finalement ce ne sera pas avant lundi, donc tout un week-end à perdre à Bishkek, ville post-soviétique endormie où l’attraction la plus intéressante est la fontaine colorée. Alors, pour tuer le temps dans la cour de l’auberge, on parle d’Inde éternelle et de ses habitants qui nous énerveront éternellement, de Kashgar le village ouigur assoupi devenue ville chinoise frénétique, de la vallée de Hunza désormais désertée par les alpinistes et colonisée par les djihadistes, des flics qui contrôlent les bouches de métro à Dushanbé et en profitent pour racketter, des routes qui n’existent pas et en profitent pour nous narguer, des cols qui pourraient passer si… des treks qu’on pourrait faire si … On sort une carte ?

Min, une jeune Coréenne enthousiaste qui faisait la route seule de Séoul à Madrid, Alex, un Ecossais tout en os et en muscle, qui cherchait des pics de calcaire et d’adrénaline du Sichuan à l’Anatolie centrale, et moi, qui me croyais projetée vingt ans en arrière, quand je promenais ma faim d’horizons sur les routes du Pakistan à la Malaisie, nous nous sommes penchés ensemble au-dessus d’une carte russe au 1:100 000ème. Ce fut une grave erreur. Les caractères cyrilliques émanent des propriétés hypnotiques.

– Là, regardez, il y a une vallée qui semble monter à ce col, qui redescendrait vers… Bon, après on voit pas, ça sort de la carte. Ça vous tente ? proposa Alex.

Je ne connaissais pas encore ce grand escogriffe chauve aux oreilles décollées, dont le regard bleu semblait si inoffensif. Sortir de la carte ? Comme on sort de prison ? Je n’en demandais pas tant à la Khirgizie.

Le plan fut savamment élaboré autour d’un plov (riz et viande) pris sur des tables hautes où l’on s’assoit en tailleur en chaussettes, et où, dans la fumée des brochettes, le Lonely Planet nous apprit que la région que nous espérions atteindre est, je cite :« un trou noir » et que « le voyageur attendant un hypothétique transport, trouvera du réconfort dans la contemplation de magnifiques paysages ». Exactement ce qu’il nous faut. Quelques verres de vodka plus tard -pour mieux apprécier le trou noir- le plan est arrêté : dans le massif d’Alatoo, non loin de Bishkek, nous remonterons une vallée (que l’on reconnaîtra à la présence de sources chaudes), jusqu’au col Alamedin (on a le nom du col, c’est l’essentiel) marqué 3.964 m sur la carte ( à moins que ce ne soit l’altitude du pic voisin, la carte est trop petite, difficile à dire… Ceci dit, à cette altitude il y aura sûrement de la neige, prévoir habits chauds), et après il suffira de descendre une vallée au sud (hors carte) où une piste devrait logiquement rejoindre le village de Susamir (distance estimée : 20 à 30 kms d’après l’échelle et Alex). Prévoir un jour de plus de nourriture, comme marge de sécurité. Bref, un trek savamment préparé de trois jours. Bon, peut-être quatre.

Le jour du départ, il pleut à verse. Chancelant sous nos gros sacs à dos, nous avançons péniblement entre les mélèzes dégoulinants et les oignons sauvages détrempés. Il faut traverser une rivière à gué. On se déchausse, on avance pieds nus dans l’eau glacée jusqu’aux genoux. D’abord un pied, beaucoup de courant, puis un autre, surtout ne pas glisser. Je glisse. Pieds trempés. Je sors de la rivière. Je passe, shplok, shplok, devant un bâtiment sinistre qui arbore un panneau en russe que j’arrive à déchiffrer: « bassine ». Ah, les sources chaudes ! Chaudes peut-être, mais fermées. Nous nous réchauffons le cœur comme nous pouvons : au moins, nous sommes dans la bonne vallée. Rassurés, nous montons jusqu’au camp de ce soir, sous les pins, dans un lieu qui a failli être idyllique, n’eût été la pluie battante. Pendant que je réchauffe mes pieds dans le sac de couchage, Min et Alex réussissent à allumer un feu avec beaucoup de patience et une page du Lonely Planet. On a oublié le papier journal. Je fais sécher mes belles chaussettes en laine de chèvre au feu… et les brûle ! Pour dérider l’ambiance morose, Alex ne trouve rien de mieux que de plaisanter sur l’outil technique qu’il a entre les jambes, qui lui sert, dit-il, d’altimètre. Je souris. J’ai de la chance d’avoir rencontré ces deux compagnons, on marche bien, on plaisante bien, on s’entend bien. Min cuisine, Alex organise et moi j’approuve. On a réparti les tâches.

Le lendemain, je renfile mes chaussettes très trouées et très humides, en utilisant la technique dite « des porteurs pakistanais ». En expédition au Pakistan, pour marcher sur les glaciers, j’avais vu nos porteurs enfiler les pieds dans des sacs plastiques, entre les chaussettes et les chaussures. A conditions extrêmes, technique extrême. La pente se raidit, les arbres se raréfient, la pluie faiblit. Sur une suggestion d’Alex, nous portons du bois mort en travers des sacs à dos, en prévision du feu au camp, car nous avons dépassé l’étage des forêts.

Ce soir, nous avons tous les chaussettes trempées, ce qui révèle une cohérence croissante de l’équipe. Six chaussettes sèchent autour des flammes… et prennent feu ! Ce n’est plus de la cohérence, c’est de la fusion. Les six chaussettes ont fondu. Et même une chaussure d’Alex, qui tient à nous prouver qui est le chef d’équipe. Une équipe que nous baptisons aussitôt « The Melted Socks Team ». Désormais, il y a les Red Sox, une équipe américaine de baseball, et les Melted Socks, une équipe internationale de trekking.

Le jour suivant se lève sur un ciel lavé, grand beau. Nous remontons une longue moraine de gros rochers, en suivant de vieux crottins de cheval. Nous sommes seuls dans l’immensité. Autour de nous, les sommets nous envoient des étincelles. Je commence à croire au col qui se profile au-dessus de nous. J’inspire profondément l’air de l’aventure, gourmande de sa morsure.

Nous prenons pied sur le glacier. La neige est molle. A la trace, Alex  enfonce parfois jusqu’aux cuisses. Pas de souci, j’ai mon équipement technique : sacs plastique sur chaussettes fondues, dans des pédules qui se sont décousus sur le côté. Pour l’instant, c’est plutôt la morsure du froid aux pieds… Nous atteignons enfin le col battu par les vents. Alamedin, nous y sommes ! 3.964m d’après notre carte, 3.920m à l’altimètre d’Alex et à son altimètre secret, on ne sait pas, mais on suppose beaucoup moins. Seuls êtres humains à perte de vue, tous trois perchés au-dessus d’une vallée inconnue qui nous tend les bras, nous hurlons notre bonheur à plein poumons au vent glacial qui claque et emporte nos cris au-dessus de la mer de sommets enneigés. Plus aucune trace d’humain, d’animaux ni de sentier.

Nous nous laissons glisser dans la neige, jusqu’aux vertes prairies où serpentent des torrents bordés de sphaignes vert tendre, velouté, dans la lumière dorée d’un soleil qui n’en finit pas de se coucher. Il faut savoir qu’au Kirghizstan, le soleil rechigne à se coucher et retarde le moment, comme un enfant. Alors, il étire le temps et rase l’horizon pendant des heures, inondant le paysage d’une lumière de résine tiède. Ce soir, notre maison de toile vogue sur un océan de lumière qui coule sur l’herbe rase. Un océan qui ne mouille pas les pieds, c’est appréciable. Les pieds en éventail dans nos chaussettes fondues, la Melted Socks Team savoure un grand moment de vie qui coule un peu plus fort. Nous croyions être sortis d’affaire.

Le lendemain, accompagnés de sifflements de marmottes invisibles, nous descendons des prairies tapissées d’edelweiss, jusqu’à la grande vallée que nous devinons, qui devrait être celle qui nous ramènera à la civilisation Inchallah. L’heure est grave. C’est ici que nous sortons de la carte. Ici, nous pénétrons dans l’aventure. Au bout de la deuxième heure de marche, je meurs de faim. C’est notre dernier jour de bouffe, nous avons aussi fini le PQ : l’angoisse point. Un cavalier Kirghize au chapeau pointu, le chapeau traditionnel de feutre blanc brodé de noir, surgit de nulle part à point nommé, aussi surpris que nous de rencontrer âme qui vive dans cette vallée d’altitude.

– Koumis ? fait-il en pointant une direction du doigt. Il nous invite à un lait de jument fermenté dans sa yourte qui doit être par là-bas. Nous avons rejoint l’étage des alpages, où quelques familles Kirghizes passent l’estive.

– Davaï ! (allez, on y va), répond-on. Mieux vaut mourir d’une cuite au koumis que de soif.

Dans la yourte, toute la famille s’empresse de nous faire honneur et nous nous retrouvons assis sur les tapis, devant certes du koumis aigrelet et rance, mais aussi des pains fumants délicieux, des bols de crème et de confiture. Nomades, rois de l’hospitalité, je prie pour vos moutons. Quand on explique qu’on voudrait leur acheter du pain, la Mamie nous en fourre deux dans les bras et refuse qu’on la paie. Je prie aussi pour vos juments. Avant de partir, je pose une petite question en russe. Au fait ?

– Susamir : skolka kilometer ? (combien de kilomètres?) « 

Le patriarche dessine un chiffre sur le sol. 70. Non, impossible, j’ai mal dû prononcer mon « skolka », je recommence. Même chiffre sur le sol. Non, impossible, il a mal dû dessiner le 7, c’est un 1. Je recommence. Un beau 7, parfaitement clair. Ah. On se regarde, Min, Alex et moi, hébétés. 70 kms encore à pied ? Nous sortons de la yourte rassasiés, mais sonnés. Nous marchons jusqu’au soir, Alex loin devant, Min et moi traînons derrière, en plein trou noir. Mon genou gauche me fait mal, mon tendon d’Achille gauche me tire, j’ai des ampoules, je sens que Min est sur le point de flancher, Alex s’énerve. Ce soir, alors que nous mastiquons lentement notre pain d’alpage en silence, le camp ne vogue pas, il fait naufrage.

Le lendemain, il ne reste plus qu’un pain. C’est le moment de trouver du réconfort dans la contemplation de magnifiques paysages. D’innombrables torrents dévalent le velours des prairies émaillées d’orchidées sauvages et d’asters violets et orange. De doux vallons rebondissent à perte de vue, sous les ombres des nuages qui caracolent sur les flancs d’herbe. Pas nous. Nous ne caracolons pas. Nous mettons péniblement un pied devant l’autre. Nous marchons dans un paysage vierge de toute trace de civilisation. Et c’est justement ce qui nous désole, Min et moi. Les aventurières poussent un cri de joie quand elles identifient des traces de pneu sur la piste. Aha, on tente le stop ? Bien sûr, dès qu’on verra une voiture… Pour se donner du courage, on chante, sur l’air de Dylan : « How many socks must we melt, before we get to Susamir ? », puis sur l’air des Doors « Show me the way to the next épicerie », puis quelques heures plus loin, on tombe sur une yourte … et DEUX voitures garées à côté! Alors s’engage une longue discussion en russe et en mains:

– Susamir ? Machina (voiture)? je demande innocemment

– Niet benzine, répond un homme au visage buriné. Ah, ça je comprends. Il nous explique qu’il part à la chasse en montagne ( trois gestes : cornes sur la tête, fusil en joue, là-haut), devrait descendre vers midi ( trois gestes : soleil, midi sur la montre, descendre) et rentrer à Susamir en voiture (geste : tenir un volant). OK, c’est clair. On attend. La femme du chasseur, fichu et robe rouge écarlate, nous invite à un plat de langman ( soupe de nouilles à la viande). O chasseurs, merci, je prie pour vos antilopes. On attend. On fait notre lessive dans la rivière. On attend. Elle a le temps de sécher. On attend. Le soleil est droit dans le ciel, midi. Alex en a assez d’attendre, il décide de partir à pied. Min et moi décidons de continuer à croire aux deus ex-machina. On reste. Reverrons-nous Alex un jour ? A Susamir, Inchallah ? Un membre de l’équipe des chaussettes fondues disparaît à l’horizon, tandis que les deux autres se disent qu’elles ont bien eu raison quand une autre voiture débarque dans un nuage de poussière, espoir, la porte s’ouvre… et le chauffeur s’écroule par terre, ivre mort, fin de l’espoir. Les Dieux des machina forcent un peu sur la vodka, par ici.

Nous décidons d’abandonner les chasseurs, pour nous rapprocher des pêcheurs. Plus loin au bord de la rivière, Min a repéré un 4×4 flambant neuf (comment font-ils pour se payer de tels véhicules ? Mafia ?) Ils acceptent de nous amener à Susamir après la pêche. Pour fêter ça, ils sortent une nappe sur les galets, six verres et une bouteille de vodka ! Je prétends avoir mal au ventre, pour rester sobre, au cas où, tandis que Min boit trois verres, pour les amadouer, au cas où. Partage des tâches, travail d’équipe. Nous nous retrouvons coincées sur la banquette arrière du 4×4 de pêcheurs qui ne me disent rien qui vaille, mais comme chacun sait, dans les trous noirs, le choix des chauffeurs est restreint. Le nôtre, outre la piste, regarde un DVD de kung-fu, estimant sans doute qu’il ne sert à rien de regarder une piste qui existe si peu. Jusque là, tout va bien. A sa droite, un jeune graisse ses bottes et son fusil tandis qu’un gros du ventre nous dit qu’il est « inspektor », sans qu’on comprenne bien de quoi. Et à côté de nous, tout près, beaucoup trop près : un zombie et l’odeur de la tombe dont il vient de sortir pour aller s’en jeter un petit dernier… L’alcool n’a conservé qu’une dent qui tremblote en haut et une qui chancelle en bas. Ravi, il tente de tripoter Min, qui coince son énorme sac à dos entre elle et lui. C’est ainsi que s’écoulent les longues heures d’un rodéo aussi rocambolesque que redoutable, à zigzaguer sur la piste avec un fusil graissé, agrémentées de détours soudains « pour chasser l’antilope » ( geste des cornes et – oui oui on sait, mais est-ce vraiment la direction de Susamir ?), d’arrêts fréquents dans des yourtes où l’inspektor inspecte surtout la vodka, et de coups que je donne régulièrement sur les mains baladeuses du mort vivant qui n’est toujours pas mort. J’hésite à sauter en route, mais Min somnole, n’émergeant que pour vérifier qu’on se dirige toujours vers « Susamir ?Susamir ?», de sa petite voix charmante.

Nous arrivons à une nouvelle yourte. Tiens, il y a longtemps qu’on n’avait pas bu de vodka. Servie avec du chaï, de la crème et du pain, par un vieux couple magnifique, qui dégage une sérénité dont nous avons bien besoin. J’en avale quelques gorgées, avec mon thé fumant. Soudain l’inspektor se lève, sort de la yourte, nous fait un grand signe en montant dans son 4X4 : « Bye bye ! » Quoi ? Et nous ? Et Susamir ? Réflexion faite, on est bien ici, sans zombie, ni pêcheur ni inspecteur. Après toutes ces émotions, nous nous sentons à nouveau en confiance. Min et moi respirons un bon coup, et échangeons un sourire avec ce couple de vieux nomades qui nous a manifestement adoptées.

Nous avons échoué dans une yourte d’alpage, aux murs tendus de tapis, tenue avec une âpreté frugale qui rassure. Dedans, c’est la paix dans le monde. Et dehors, c’est la beauté. C’est les heures d’éternité dorées où le soleil liquéfie le vert de l’herbe en une lumière de bronze liquide qui baigne trois yourtes blotties au pied de collines joufflues. Le monde a retrouvé son ordre, je me réconcilie avec la vie. Et si je passais l’été ici finalement ? Avec Olkam, une fermière solide aux dents en or et Arpaï, bottes de cuir et regard doux sous son chapeau Kirghize. C’est l’heure de la traite. Arpaï part à cheval rabattre le troupeau qui broutait alentour. Il amène les poulains sous leur mère pour enclencher la lactation, avant de les retirer pour laisser place à Olkam, qui s’agenouille avec un seau, sur un genou auquel elle a attaché un morceau de pneu. Il lui chasse les mouches, leur tendresse me touche.

Rentrée à la yourte, Olkam vide le lait de jument dans une baratte en bois et s’apprête à baratter avec un bâton, qui, je l’apprends, se dit « bishkek » en khirghize. Ah bon, comme la capitale ? J’ai une subite révélation concernant la trilogie « jument-lait-koumis », qui m’apparaît soudain dans toute sa dimension mythologique et patriotique. Je propose à Olkam de l’aider, elle me fourre le bishkek dans les mains et s’en va. Je baratte. Consciente de mon rôle mythologique et patriotique, je m’applique. Me voilà dans une yourte quelque part au Kirghizstan, en train de baratter du koumis avec un bishkek. Une nouvelle compétence que je ne manquerai pas d’ajouter à mon CV… De temps en temps Olkam fait une apparition, soulève le rideau de la yourte, et d’un geste du menton me demande si tout va bien, oui, oui, réponds-je en lui tendant le bishkek, non non, continue, me fait-elle signe, en disparaissant. Ah. Je proposais d’aider, croyant que ça durait une dizaine de minutes… Non, le mythe national se baratte pendant une demi-heure. Et encore, je sens au regard qu’Olkam me lance que c’est bâclé.

Sur ce, qui voit-on débarquer ? Alex, en sueur, qui a marché toute la journée. Je l’avais presque oublié. Mais pas Min, qui lui saute au cou en pleurant. C’est la fête, et même si je doute que nos hôtes soient sensibles à la reformation de l’équipe internationale des chaussettes fondues, ils nous préparent un festin pour ce soir. Enfin, leur idée d’un festin. Heureusement, il fait nuit, il n’y a pas d’électricité et on ne voit pas ce qu’on mange. Rien que l’odeur… C’est de la viande de mouton, c’est certain. Mais quel morceau ? Sûrement les meilleurs, qu’Arpaï nous sert cérémonieusement, selon un protocole où l’invité le plus distingué reçoit le morceau de choix. En l’occurrence Alex se retrouve avec le truc le plus gélatineux et le plus blanchâtre. De la jello anglaise en version gore. Ça tremblote pareillement dans l’assiette, mais l’odeur…

– Du gras de cul de mouton, précise Min qui a déjà vu ça en Corée, un mets de gourmet.

Sans doute, mais ça ne va pas être possible pour moi, je reconnais humblement que ne suis pas assez raffinée. Dans l’obscurité, je refile discrètement ma jello au gras de cul à Min. Comme nous ne finissons pas la soupe de tripe en dessert, Olkam nous la ressert le lendemain au petit dej. Finalement, je ne vais peut-être pas passer mon été ici…

Nous décidons de partir le lendemain matin, non par souci gastronomique, mais parce que Min doit retourner à Bishkek chercher son visa pour l’Ouzbekistan. En fait, elle est pressée, et n’avait entrepris ce trek que pour passer le temps en attendant les fonctionnaires de l’ambassade. Les fonctionnaires ont beau être lents, nous les avons largement dépassés en lenteur. Sur la photo de famille que nous avons prise sur le seuil de la yourte d’Olkam et Arpaï avant de partir, le membre le plus officiel se tenait au centre : le cheval ! 

Après quelques heures de marche seulement, nous finissons par trouver une voiture, dont nous payons le chauffeur, pour nous amener à Susamir, village tant espéré. Notre virée aura duré sept jours finalement, mais on ne saura jamais le nombre de kilomètres parcourus par l’équipe des chaussettes fondues dans l’interminable vallée de Karakol…

Nous nous faisons déposer devant un « homestay », une maison qui accueille des voyageurs. On pousse la porte de la palissade et on pénètre dans un petit paradis propret, une cour, un puits, une maisonnette bleue et blanche tenue par un vieux couple avec qui nous n’avons aucune langue en commun, ce qui ne nous empêchera pas d’avoir de longues conversations. La dame aux yeux très bridés, dont je n’ai jamais pu apprendre le nom, court nous faire chauffer de l’eau pour une douche dans le sauna. Son mari, Bayaner, a le visage noble des intellectuels revenus de tout. Quand je lui dis que je suis française, il me dit qu’il a lu Douma. Douma, un grand écrivain français ? Non je ne vois pas… Et il fait mine de se mettre en garde. Ah, Dumas, les trois mousquetaires ! Da, da, il me sort le livre en russe de sa bibliothèque, ainsi que Balzac. Il se dit économiste. « Et vous? » je demande à sa femme. Elle rit, faisant signe que rien, elle n’est rien. Son mari proteste vigoureusement, me montrant un pot de confiture : c’est elle qui l’a faite, le pain, c’est elle aussi. Je suis admirative que cet homme ait compris la valeur économique du travail des femmes. C’est peu courant, même en France. J’ai affaire à un vrai économiste ! Et ce soir, nous avons droit à de vrais lits, avec de vrais édredons fleuris. Un vrai luxe.
Min nous quitta là, pour rallier l’Europe par les routes, en commençant par l’Ouzbekistan. Je l’ai revue en France quatre mois plus tard, elle était tombée amoureuse d’un motard Cassidain rencontré en Cappadoce.
Après deux journées chez nos économistes de Susamir exclusivement composées de douches, saunas, pilates, siestes et légumes, Alex sentit quelques fourmis chatouiller ses chaussettes rapiécées. Il s’empara de la carte : « Et si, toi et moi ?… » Tous mes voyants virèrent à l’alerte rouge.

CHAPITRE 2

PETIT TREK EQUESTRE OU PRESQUE ET GRAND CHAMPAGNE SOVIETIQUE OU PRESQUE

Pendant la semaine qui suivit notre trek au col Alamedin, j’échappai à de nombreux dangers.

C’est à cheval que nous sommes repartis en montagne, Alex et moi. Un prétexte fallacieux qu’il avait trouvé pour me convaincre de le suivre, malgré mes ampoules au pied. Au nord de Susamir, dans le petit village de Kyzil Oil, nous trouvons un Community Based Tourism (sorte d’office de tourisme) où une jeune Kirghize bien pêchue nous informa, quand elle apprit que j’étais française, que premièrement elle adorait la chanteuse Alizée et que deuxièmement, la région recelait de multiples lacs d’altitude : le « malinki » (petit) lac Muktur, le « bolchoi » (grand) lac Muktur, et pleins d’autres lacs Muktur dont l’étendue de mon vocabulaire russe ne me permit pas d’évaluer la taille exacte. Nous décidons sur le champ d’aller recenser à cheval tous les lacs Muktur du coin. Grâce à la fan d’Alizée, nous embauchons un guide taciturne pour nous emmener à cheval au point de départ des lacs, d’où nous continuerons à pied. Je ne suis pas experte en équitation, mais me laisser porter, ça je sais faire, et laisser porter mon sac à dos, ça je sais très bien faire. Ah que c’est bon, quand ça avance tout seul ! Trottinant dans des gorges roses et violettes qui rappellent l’Atlas marocain, bercés par nos chevaux, nous savourons un paysage dont la beauté semble proportionnelle à la légèreté de nos corps délestés. Nous dépassons un « jailoo » (alpage) dont la yourte fume et, en fin de journée, nous arrivons sur un replat où une rivière serpente dans l’herbe et la mousse vert fluo. Le guide met pied à terre, éructant son premier mot de la journée : « Muktur ». Comment ça, Muktur ? La rivière est splendide, certes, mais ce n’est pas un lac, quelle que soit sa taille… Tous comptes faits, qu’importe ? Nous sommes en pleine beauté, et rien d’autre n’a d’importance. Un vol d’oies sauvages traverse le ciel, survolant les falaises rouges, les prairies piquetées de minuscules fleurs multicolores et la rivière d’or en fusion à laquelle des chevaux sauvages viennent s’abreuver dans la lumière ambrée du soir. Tout en grommelant des « Muktur, Muktur » renfrognés, le guide disparaît avec ses chevaux derrière un rocher, nous laissant seuls.

Enfin, pas si seuls que ça… Notre tente jaune a l’air d’intéresser au plus haut point un troupeau de vaches qui broutait non loin de là. Alors que nous cuisions notre soupe dans les orchidées sauvages, elles se sont approchées subrepticement. Faisant mine de trouver l’herbe plus verte dans notre direction, elles avancent mètre par mètre, ruminant leur but d’un air faussement désinvolte. Dès qu’on relève la tête du réchaud, elles se figent en mâchonnant un brin d’herbe d’un air dégagé. Nouveau coup d’œil à la soupe, et elles gagnent encore du terrain, l’air de rien. Aucun doute, elles jouent à « 1, 2, 3, soleil ». Comme j’essaie de décliner leur offre poliment, nous voilà encerclés d’un troupeau de grosses farceuses, décidément très affectueuses, qui nous mâchouillent, nous léchouillent, nous farfouillent dans le cou. D’un coup d’épaule, je chasse un museau, une croupe, une langue baveuse qui réapparaît aussitôt. Alex tape du couvercle sur la casserole : surprises par le bruit, elles font un pas en arrière, pour revenir aussi sec à la charge. Elles se frottent contre nous qui essayons de boire notre soupe tant bien que mal, jusqu’à ce que, d’un coup de corne, l’une d’elles renverse nos bols. D’accord, vous avez gagné, les grosses. Prenant notre mal en patience, nous nous réfugions en riant sous la tente. Toute la nuit, on les entendra renifler, souffler, lécher la toile de tente. Je ne comprends pas qu’on puisse préférer le nylon aux orchidées, mais bon, chacun ses goûts. Enfoncés dans nos sacs de couchage, nos bonnets rabattus jusqu’aux yeux, les deux petits Jésus que nous sommes devenus sous les chauds naseaux des boeufs de la crèche se gondolent de rire.

Au réveil de cette nuit biblique, Alex découvre qu’il lui manque une chaussure. Sous l’auvent de la tente, il n’y a plus qu’un godillot de montagne taille 46. « C’est une blague ou quoi ? s’exclame-t-il, abasourdi. Qui a bien pu me la voler ? Il n’y a personne ». Sautillant sur un pied dans l’herbe et les bouses, l’autre en chaussette, Alex part à la recherche de sa chaussure droite. Il est un peu inquiet : avoir une chaussure par pied, c’est quand même bien, en montagne. A l’autre bout du champ, victoire ! Il la retrouve, qui émerge d’un trou de marmotte, dégoulinante de bave. Ah, que nos amies les vaches sont joueuses ! Après « 1,2,3 soleil », c’était cache-cache cette nuit.

Avec le luxe d’une chaussure par pied, nous sommes partis à la recherche des lacs Muktur. Nous avons trouvé le premier juste derrière notre replat, le guide ne nous avait donc pas trompés. Après avoir caché un sac à dos derrière un rocher, nous poursuivons notre quête de lacs Muktur. On passe là-bas au fond ou là au-dessus à droite ? Allez, à droite, en espérant que ça passe derrière, au col que l’on devine. Non seulement ça passe facilement, mais on coche deux lacs d’un coup. Sauf qu’après un certain nombre de lacs, on se rend compte qu’on ne redescend pas dans la bonne vallée. Il nous faut remonter tout ce qu’on vient de descendre jusqu’à un passage où on reconnaît le lac où on a laissé un sac à dos. Ouf. Sans prétendre avoir trouvé toutes les tailles de la collection Muktur, nous en avons trouvé suffisamment pour nous emplir les yeux de beauté et les poumons de liberté, exultant du bonheur d’être là tous les deux à gambader seuls dans un paysage aussi sauvage qu’au premier été du monde. J’aime la façon dont cet aventurier écossais se lance de toutes ses forces dans la « wilderness », la sauvagerie de la montagne. J’aime son immense audace du monde. J’aime son immense carcasse dégingandée. Décidément, il me plaît bien… Mais je me laisse emporter par mes divagations! Cet Ecossais est nettement plus jeune que moi, jamais je ne tenterai quoique ce soit vers lui, j’aurais trop peur du ridicule. Par contre, si lui il tente… (ça te tente dans ta tente ? ) Mon esprit s’égare dans la longue descente qui mène à la piste, loin derrière l’objet de mes pensées, qui marche à grandes enjambées sans se soucier de moi. Le bruit d’un moteur me sort de mes songes ; c’est un petit quatre-quatre qui rentre du « jailoo », chargée à ras bord de bidons de koumis. Ils s’arrêtent, ils sont deux, mais ils jugent qu’il y a largement assez de place encore pour nous et nos gros sacs. L’un d’eux, très fair-play, va s’accroupir dans le coffre, les oreilles coincées entre deux bidons qui lui scient les genoux à chaque secousse, tandis que l’autre, très gentleman, fait de son mieux pour éviter de me toucher la cuisse qui lui rentre dans les côtes quand il passe une vitesse. 

C’est en ville que le danger m’attendait.

Le soir de notre retour à la capitale, nous décidons de fêter comme il se doit le succès de notre virée à cheval aux lacs Muktur. Assise à la terrasse d’un bar branché du centre de Bishkek, alors que je tente de trouver sur la carte en cyrillique une boisson dont je serais capable de prononcer le nom, je tombe sur « soviet shampaniè ». Du champagne soviétique ? ça alors ! A 350 somonis la bouteille, soit 5 Euros, le risque que nous prenons est mesuré. Le serveur très stylé, une main dans le dos, nous verse les bulles dans des flûtes, nous assurant de l’authenticité du champagne. Bien sûr. Et nous portons un grand toast au grand lac Muktur. Puis un petit toast au petit lac Muktur. Et puis… Il faut bien honorer dignement les lacs Muktur à leur juste taille. Au cinquième toast, nous ne sommes plus très sûrs du nombre de lacs, nous en perdons quelques-uns en route. A la deuxième bouteille, nous sommes désormais sûrs de l’authenticité du soviétisme.

Nous arrivons à retrouver le chemin du retour au Sakura Guest House par miracle. Heureusement que nous sommes experts en orientation sans carte : il n’y a pas de nom de rue, d’ailleurs il n’y a pas de rue, c’est une allée de terre battue qui s’enfonce dans l’obscurité totale. Arrivés à l’auberge endormie, nous sommes pris de la même idée. La gérante de l’hôtel garde ses pastèques au frais dans un réservoir en béton empli d’eau. Plouf ! Nous nous laissons tomber tout habillés dans cette piscine improvisée, idéale pour dessoûler. Dans des éclats de rire étouffés, nous nageons parmi les pastèques qui flottent autour de nous. J’essaie d’en lancer une à la tête d’Alex, elle est trop lourde, ou je suis trop légère….
Est-ce le soviétisme du champagne ou la douceur de l’eau ?… C’est là que me guettait le plus grand danger de cet été. Après nous être lavé les dents au coude à coude devant les lavabos communs, alors que je me dirigeais sagement vers ma chambre individuelle, je me suis sentie soulevée de terre. My God ! M’emportant dans ses bras, Alex me dépose dans ma chambre, nous enferme à l’intérieur. L’ébriété et l’envie de rire disparaissent aussitôt. Pétrifiés et graves, nous restons longtemps debout, immobiles, corps tendu contre corps tendu, yeux dans les yeux, conscients de nous aventurer en territoires autrement plus dangereux que ceux que nous avons traversés ces jours. Je découvre avec délice qu’en dépit de son allure ascétique, c’est un voluptueux. Il explore l’amour comme il explore la montagne, de toute la puissance orageuse de son être. Et je me laisse emporter vers des frontières où grondent les volcans méphitiques de l’Ecosse préhistorique.

J’ai échappé à bien des dangers jusqu’ici mais là, je n’échappe pas à l’immense écossais.

CHAPITRE 3

DE LA VILLE KARAKOL A LA VALLEE KARAKOL, EN PASSANT PAR LE MONT KARAKOL

Un géant au crâne rasé et à la mine patibulaire entrouvre la porte, vociférant en russe dans un portable collé contre son oreille. Sans cesser de hurler, la tête renversée sur l’épaule pour tenir le téléphone, l’armoire à glace nous ordonne d’un coup de tête qui n’admet pas de réplique, d’entrer. Déconcertés, nous nous retrouvons dans un lieu sombre, véritable caverne remplie à ras bord de matériel de montagne du siècle dernier : tentes poussiéreuses, combinaisons de skis douteuses, snowboards préhistoriques, planches vermoulues… Ce n’est pas la caverne d’Ali Baba, c’est celle d’Igor, le géant aux airs de trafiquant qui dirige « Extreme Tours », l’agence d’alpinisme la plus performante du massif du Tien Shan. Cela fait toute la matinée que nous arpentons la ville de Karakol, le Chamonix local, pour trouver où louer du matériel de haute montagne. Igor loue-t-il des piolets ? Oui. Une corde ? Oui. Des crampons ? Bien sûr, dit-il, nous présentant des modèles rouillés. Parfait. Mes acolytes les embarquent, sans les essayer. D’ailleurs, je me demande s’ils savent s’en servir. Et moi, dont les chaussures ne sont pas assez rigides pour cramponner, je ne prends rien. Ça fera moins lourd.

Car c’est ce que nous allons envoyer, pour notre deuxième trek. Du lourd. Alex et moi avons traversé le Kirghizstan en « marchroutka » (petits bus qui partent quand ils sont pleins), pour rejoindre l’immense lac Issyk Kul, au bord duquel s’étend la ville de Karakol, au pied du massif du Tien Shan, les Monts Célestes, à la frontière chinoise. De là part le plus long glacier d’Asie Centrale, l’Inilchek, une langue de glace de cinquante kilomètres de long d’où s’élèvent de nombreux 5000 m, quelques 6000 m, un faux 7000 m, le Khan Tengri ( 6995m) et un vrai, le Pobeda ( 7439m). Ça va être pointu, froid, raide. Plus question de bricoler. Ça va être glaciaire, crevassé, technique. Plus question de rigoler. Ça demande une vraie préparation, un vrai engagement, du vrai matériel. Voilà la conclusion à laquelle nous sommes arrivés avant hier soir, après un repas arrosé au vin moldave. D’où ce matin, Igor et son matériel de pointe.

Avant hier soir, en essayant de trouver un restaurant qui n’existait pas (comme cela arrive souvent avec les guides de voyage de ces régions), nous sommes tombés sur deux gars qui cherchaient comme nous un restaurant qui existe pour tout de suite, et une aventure dans les montagnes du coin pour les jours qui viennent. En fin de repas, ou plutôt en fin de bouteille de vin moldave, nous étions une nouvelle équipe qui gagne, avec Jeremy, un jeune Anglais étudiant en médecine qui a fait l’Island Peak au Népal et tient à ce que cela se sache et Bruno, un caméraman Français détaché à Moscou pour une chaîne de télévision dont on taira le nom, qui ne travaille pas beaucoup et ne tient pas forcément à ce que cela se sache. D’ailleurs il est à Karakol en vacances. Nous fomentons ensemble une boucle de sept jours : de la ville de Karakol, à la vallée de Karakol, en passant par le Mont Karakol. Forcément. What else ? En attendant que notre fan d’Alizée nous trouve un cheval à Kyzil Oil, abîmés dans la contemplation d’une carte affichée au mur du CBT, nous nous étions rendus compte qu’un truc sur deux s’appelle Karakol dans ce pays, ce qui ne facilite pas l’orientation, convenons-en. D’ailleurs, comme la fan d’Alizée s’éternisait, nous avions joué à un jeu : qui repérait le plus de Karakol sur la carte en cinq minutes? Avec huit, Alex avait gagné. Rien d’étonnant donc à ce que notre itinéraire aille de Karakol à Karakol, en passant par Karakol.

Sans oublier le marché de Karakol. Car il était hors de question de nous lancer dans le trek suivant sans aller à ce marché, célèbre pour ses moutons à queue grasse, auxquels nous avions eu l’honneur et l’avantage de goûter chez Olkam et Arpaï. Tous les dimanche matins, une marée de moutons attachée en rang d’oignon présente au chaland ses fesses rebondies. Insensibles aux sourires étincelants de marchands qui ont manifestement tous le même dentiste et se sont tous faits remplacer leur dentition par des dents en or, nous résistons à l’achat de graisse sur pattes, bien que, échaudés par notre premier trek, il ne soit plus question de se serrer la ceinture. Pour notre deuxième trek, nous prévoyons large pour la nourriture. A défaut de prévoir diététique… Il paraît que le lac Issyk Kul a servi de dépotoir nucléaire pendant des années. A propos, au restaurant, j’avais dû abuser du poisson irradié ou du vin moldave, ou l’inverse… Le lendemain, alors que j’étais clouée au lit, mes acolytes iront faire les courses sans moi et reviendront chargés de kilos de fruits secs, de thé, de nouilles chinoises, sept gros pains ronds… et 28 Snickers. Du sérieux, cette préparation, donc.

Du lourd. Je titube sous mon sac, et ça n’a rien à voir avec la Moldavie ni avec le nucléaire. Avec sept jours de nourriture sur le dos, mon sac doit bien peser 15 kg, pas vu de balance à Karakol pour préciser. Et encore, les trois hommes se sont répartis les deux tentes et la corde, et je n’ai pas de crampons ! Par contre, cette fois j’ai emporté des sandales, ce qui les remplace avantageusement pour traverser les rivières à gué. Ou pour évoluer le soir au camp, au cas où mes chaussures déchirées prendraient l’eau… Ce qui arrive dans les dix premières minutes de marche. Il faut dire que pour notre grand départ, il pleut des cordes. Ce doit être une figure imposée pour les débuts de treks au Kirghizstan. On titube des heures sous la pluie battante, on monte la tente sous la pluie battante, on mange sous la pluie battante. Alex, qui en a vu d’autres dans son Ecosse natale, sifflote.

Le lendemain, grand beau ! Surprises par le soleil naissant dans un ciel lavé à grandes eaux, des gouttelettes irisées scintillent par milliers à fleur d’herbe rase. De la tente entrouverte, je vois en contrejour un troupeau de chevaux fumants émerger du soleil et se diriger vers nous, foulant l’herbe phosphorescente, miroitant entre brume et rosée, tremblotant dans les vapeurs blanches du soleil, s’imprimant dans ma mémoire. Je me demande où a dormi le berger en cette nuit de déluge. Toute la journée, nous allons remonter la vallée d’alpage de Jetty Oghuz. Les chevaux que nous surprenons dans des clairières transpercées de rais de lumière filtrant à travers les frondaisons me bouleversent de leur beauté racée. Soudain, sous mon nez, la tête d’une énorme vache brune surgit d’un épicéa, me dévisage pensivement. Un esprit de la montagne, sans doute. Pétrifiée, mains jointes, je le remercie, il disparaît aussitôt dans l’arbre. Je décide que c’est un bon augure.

Nous suivons une rivière, sous l’œil amusé d’un gamin à cheval, qui nous demande au passage si on a des piles pour sa radio. On a de l’énergie, mais pas de pile. Nous traversons la rivière à gué dans un sens, puis un peu plus haut, dans l’autre sens, puis un peu plus haut… Je ne regrette pas mes sandales !

Jeremy, qui est pêcheur, trimballe depuis l’Angleterre une canne à pêche ultra sophistiquée. Dépassant de son sac à dos d’un bon mètre, elle lui sert surtout à s’empêtrer dans les branches touffues d’une forêt de genévriers dans laquelle nous nous perdons, me donnant ainsi l’occasion d’apprendre tout un chapelet de gros mots anglais. Nous avons quitté le sentier principal qui tournait à gauche en direction du col Teleti, pour nous diriger vers le col Alarchy Tor, plus sauvage. Désormais, le sentier disparaît régulièrement. Nous avons deux cartes dont nous n’avons pas l’intention de sortir cette fois : l’une dont les courbes de terrain sont illisibles mais avec plein de noms écrits en cyrillique, et l’autre beaucoup plus lisible, mais sans nom. Promu grand orientateur devant l’Eternel, Alex concocte un savant mélange des deux, suivant l’inspiration. Et je dois dire qu’il se montre particulièrement inspiré. Je ne sais pas comment il réussit à comprendre dans quelle vallée on doit bifurquer et à trouver l’audace de nous y embarquer tous. Respect. Tant bien que mal, nous finissons par émerger de la jungle des genévriers, certains plus énervés que d’autres, et débouchons sur un étage d’alpage riant sous les neiges des glaciers, un vaste replat d’herbe rase où coule une rivière bordée de gentianes bleues et blanches. Trop beau pour ne pas monter le camp.

Une fois les tentes dressées, je m’éloigne pour prendre un moment de solitude. J’aime ces moments de méditation pendant lesquels je récite des mantras, pour dire à l’univers que je suis là, tout près, que je lui appartiens. Mais alors que je m’installe en tailleur sur un rocher surplombant, mes yeux s’écarquillent d’horreur en découvrant ce qui nous attend le lendemain, resté caché aux regards depuis le camp : un gigantesque territoire de neige criblé de crevasses, balafré d’une énorme rimaye, qui déchire la rampe d’accès à un col. Le nôtre ? Gloups. Double dose de mantras.

De retour au camp, comme j’annonce alarmée le programme des réjouissances à venir, nous passons la fin de journée à tester notre matériel. Les crampons sont déballés parmi les champignons psylo hallucinogènes qui tapissent l’herbe et mes trois hommes s’emploient à les essayer. Les crampons, pas les psylos.

« Comment on ouvre ce truc-là ? » demande Bruno. Ah d’accord, il n’en a jamais mis. Ça promet. « Alors tu vois, pour les régler à la taille de tes chaussures, il faut dévisser ce machin » répond Jeremy qui fait son malin, parce qu’il a chaussé des crampons une fois à l’Island Peak. « Euh, ça veut pas ». La vis rouillée est complètement coincée. Bien sûr on n’a ni tournevis ni dégrippant. Mais on a une canne à pêche, c’est l’essentiel, isn’t it ? Soudain, l’idée de génie : et si on utilisait la sauce grasse des sachets de nouilles chinoises, pour huiler ? Bruno renverse le liquide orange visqueux sur la vis récalcitrante et, victoire, il parvient à desserrer le crampon ! Bon maintenant il ne lui reste plus qu’à apprendre à s’en servir avant le repas du soir…
Ce qui peut laisser un certain temps, après tout. En effet, pour nous ramener le diner, Jeremy est parti tester son attrape-genévrier ultra sophistiqué dans la rivière, tandis qu’Alex prépare un feu sans papier. Le feu finit par prendre. Le pêcheur finit par revenir. Allez, t’inquiète Jeremy, on adore les sachets de nouilles chinoises et les Snickers. Et il faut bien qu’on se déleste un peu de ce que nous portons dans les sacs à dos, demain on a une grosse journée. Un peu inquiète, j’avoue que j’ai un peu de mal à m’endormir, à la lueur des flammes qui dansent sur la paroi de la tente.

Le lendemain, on remonte le vallon, sous un ciel qui passe du gris au bleu au gris au bleu. Après un lac vert (c’est normal qu’il ne soit pas sur la carte ?) où flottent de petits icebergs, nous prenons pied sur le glacier. Et c’est là que les enjeux techniques exacerbèrent les tensions entre les membres du groupe. Ceux qui en ont chaussent leurs crampons. Baptême pour Bruno donc, qui ne se trompe même pas de pied pour chausser. A la manière dont il évolue, je vois tout de suite que Jeremy n’a pas l’habitude non plus. Avec ses nouveaux jouets aux pieds, il part tout fou, tout seul, tout à droite d’une zone crevassée. Alors que moi j’aurais bien pris à gauche, où la pente est plus douce. Il m’énerve ce gamin. « Il faut rester groupés ! », je lui crie par-dessus les crevasses. Il est vrai que je ne suis pas tout à fait en position avantageuse pour imposer mon leadership, à quatre pattes sur la glace vive, agrippée aux gravillons épars incrustés dans la glace noire. Plus haut, ayant retrouvé la position debout, je tente une petite mise au point :

– On est quatre, on prend les décisions à quatre.

Mais je sens bien que Jeremy me toise de ses vingt ans de moins que moi, me prenant sans doute pour une vieille grincheuse. Il se croit alpiniste parce qu’il a fait l’Island Peak (au fait, il a fait l’Island Peak, le saviez-vous ?) Comme il le raconte, on dirait qu’il a fait l’Everest, il faisait -20°, ses pieds gelaient patati patata… Hey kid, non seulement j’étais au sommet de l’Island Peak avant que tu naisses, et du Mera Peak aussi, et même bien plus haut d’abord, et je la ramène pas comme toi, et toc, dis-je.Tout cela en british dans le texte, c’est-à-dire en silences pincés, entrecoupés de non-dits policés.

C’est dans cette chaleureuse ambiance que nous arrivons à un replat. De là, nous avons une vue parfaitement dégagée sur la suite : le magnifique champ de crevasses recouvertes de belle neige fraîche monte en pente régulière jusqu’à la rimaye béante qui barre l’accès du col, le seul passage qui paraît possible. Ça calme. Il n’y a pas une trace. Nous sommes seuls face à la silencieuse sauvagerie de la montagne. Entreprendrions-nous de nous lancer dans trop vaste pour nous ? Au-dessus des crevasses, glissa un gros doute… Bon, il est 14h, trop tard pour se lancer dans ce champ de mines. Assis sur les rochers branlants d’un pierrier, nous tenons un conseil de guerre, sous la houlette de la canne à pêche qui nous sert de totem tutélaire. Qui a dit qu’elle était inutile ?

– Sérieusement, on se lance ou pas ?

Certains sont sans grande expérience et d’autres, sans crampon, sans polaire ( je l’ai oublié au restaurant du poisson moldave ou du vin irradié), avec des ampoules encore à vif du trek précédent, une tendinite qui se déclare au talon, mes vieilles chaussures déchirées (pas réussi à trouver des chaussures de montagne à ma taille à Bishkek)… Mais attention- j’ai acheté des chaussettes neuves ! Et surtout – j’ai changé de sacs plastiques ! Avec un matériel d’une telle technicité, une question se pose : est-ce vraiment raisonnable, de se lancer? Non, bien sûr. La question serait plutôt : est-ce que la montagne nous laisserait passer malgré tout ? Nous décidons de dormir ici et de lui poser la question demain très tôt. Même les Snickers ne remontèrent pas le moral des troupes, en cet après-midi d’angoisse où je claque des dents, en spectatrice résignée d’une aventure qui pourrait tourner au tragique ou tourner court. Pour l’heure, à 4000m d’altitude, elle tourne surtout au vinaigre.

Recroquevillée dans mon sac de couchage, je frictionne mes pieds glacés. Je n’arrive pas à me réchauffer. J’observe le doute me ronger le ventre, sur lequel je serre mes chaussettes trempées, priant mon ange gardien de les sécher. Avant 5h du matin s’il vous plaît, heure prévue du départ. Perché sur un rocher, Alex fume, muré dans un silence d’où il ne m’adresse pas un regard, alors que j’aurais tant besoin d’un mot gentil de sa part. Un geste de réconfort finit par arriver sous forme de chaussettes de rechange taille 46, dont le talon m’arrive au genou. Thanks, mais j’aurais préféré un hug taille 46, qui m’aurait réchauffé le cœur aussi. Ils ne comprennent rien, ces Ecossais. Même le coucher de soleil est raté. C’est nul le Kirghizstan.

Cinq heures du matin: grand beau. J’aurais presque espéré qu’il fasse mauvais, pour avoir une raison objective de renoncer. Bon allez, puisqu’on est là… autant tâter le terrain. Si ça ne va pas, on fera demi-tour. Or la neige de ce matin a une texture idéale. Et la pente de ce matin est moins raide qu’elle n’y paraissait hier. Elle a dû changer d’angle dans la nuit, ça arrive sûrement sous ces latitudes. On s’encorde. Pendant quelques heures, nous progressons bien et vite sur le glacier, la canne à pêche dressée entre séracs turquoise et ciel émeraude. La montagne nous répondrait-elle favorablement? Pourtant, plus nous approchons de la rimaye, plus les crevasses s’ouvrent, moins le terrain m’inspire. Jusqu’à ce que je refuse de poursuivre.

– Allez-y si vous voulez, moi j’ai des enfants, je n’ai pas le même niveau de prise de risque que vous, annonçai-je, Je vais redescendre à Karakol par là où on est venu.

Je suis consciente d’en avoir pour trois jours de marche toute seule, ça ne m’enchante pas, mais j’estime que c’est moins risqué que de se lancer dans cette pente perfide.

– On ne va pas se quitter comme ça, s’exclama Alex, montons au moins là au-dessus, on boira un thé ensemble, avant de se séparer.

Bon allez, puisqu’on est là… autant grimper jusqu’à cette épaule où le soleil vient d’affleurer. Petit détail : l’épaule en question s’atteint par une pente à 40°. On se décorde. Alex attaque la pente verticalement, en creusant des marches dans la neige. Bruno et Jeremy doivent bien serrer un peu les fesses, mais ça ne se voit pas. Sans crampons, je passe en dernier. La neige se comporte bien, les marches tiennent. Je retrouve des sensations connues, je gère le souffle, les mollets, le mental… Nickel. Fiers de nous, félicités par les premiers rayons de soleil, nous arrivons à l’épaule. Surprise ! Nous réalisons qu’elle se prolonge par une petite cime à droite. Bon allez, puisqu’on est là… autant pousser jusqu’au bout, ça donnera plus de gueule à notre séparation. Surprise again ! Au sommet, nous découvrons une borne géodésique et une plaque en cyrillique, que je prends en photo, pour me faire expliquer plus tard si le nom que je crois déchiffrer « Gedimina Aktina » est le nom du sommet, de quelqu’un ou qu’est-ce. Les chiffres eux, sont faciles à lire: 4.327 m. Et là, ce n’est plus une surprise, c’est carrément un miracle ! En nous penchant un peu au-dessus de la plaque du sommet pour observer le terrain sur l’autre versant, quelle ne fut pas notre surprise d’apercevoir un peu plus bas un anneau de rappel – pour mieux voir, nous nous penchons davantage au-dessus de la plaque – et un passage envisageable à gauche du col Alarchy Tor – encore un petit peu plus en avant – qui éviterait la rimaye et le champ de crevasses – attention de ne pas basculer dans le vide – ce qui permettrait de rejoindre la vallée que l’on devine derrière le col ! YES!!! La montagne nous offre un oui gros comme elle. Nous sommes soulevés du sommet par une puissante vague d’euphorie. Merci Gedimina Aktina, qui que tu sois! Plus question de faire demi-tour, l’aventure continue.

Ragaillardie par cette découverte inespérée, je me lance en courant dans la pente de neige qui rejoint l’épaule, alors que mes petits camarades avaient entrepris de descendre le nez contre la pente. Dans la partie raide qu’il faut désescalader pas à pas, c’est plus délicat. Sans crampons, je me concentre pour éviter une chute qui pourrait être fatale, ou tout du moins très embêtante, à trois jours de marche de la première route. Je descends un pied dans une marche, je tâte la marche, c’est bon je la sens sous ma chaussure, je peux prendre appui dessus, là, voilà, basculer le poids du corps sur l’autre jambe, doucement, c’est ça, recommencer, c’est bon… Dans le regard du petit jeunot, je vois défiler un compteur de points en accéléré, comme les machines à sous dans les yeux de Picsou. Ah quand même, il y a une justice.

Non seulement il y a une justice, mais il y a bien un passage facile sur ce versant, qui traverse au ras des rochers à gauche sous le col, permettant ainsi d’éviter toute la zone à risque. Que de cadeaux. La montagne nous a laissé passer, merci montagne ! Pour la célébrer, une fois à l’abri plus bas sur la moraine, nous nous offrons un vrai café bouilli dans le réchaud. Que c’est bon, de boire du café, d’être en vie, d’être passés sans encombres, d’avoir trouvé un passage ! Dévorés de joie, une insatiable envie de chanter nous prend, pour rendre grâce à la vie : « We’ve come a long long way together, through the hard times and the good, I want to celebrate you baby, I ought to praise you like I should”. C’est en chantant à pleins poumons ce morceau électro de Fatboy Slim que nous descendons de l’AUTRE côté de la vallée.

Une vallée qui mène au paradis. Au pied de l’impressionnant Pic Karakol (5.218 m) qui se déploie dans toute sa beauté glacée de cauchemar, nous arrivons sur un replat miraculeux, où court un torrent dans l’herbe et les orchidées sauvages, gardé par des marmottes invisibles, dont nous entendons les sifflements affolés. Elles ne doivent pas voir souvent des squatteurs.

Etendus les bras en croix et les doigts de pied en éventail sur un tendre tapis d’édelweiss, les squatteurs savourent tellement le bonheur d’être sortis d’affaire, du froid, du raide et du mouillé qu’ils demandent aux gardiennes de prolonger l’hospitalité jusqu’au lendemain soir inclus. Sifflements affirmatifs. Ce soir, c’est fête au jardin d’Eden ! Pas d’arbre, donc pas de feu, mais beaucoup de chants. J’avais vu juste dans les yeux de Jeremy, il me considère complètement différemment à présent. D’ailleurs, c’est un garçon charmant, nous devenons copains comme cochons. Il connaît plein de « lyrics » de chansons et m’apprend des paroles d’Adele. Alors que je propose de lui apprendre des paroles de Janis Joplin, il pose une question fatale : « Qui c’est ? » Non, alors là, ça ne va pas être possible ! Que tu aies l’air d’un con avec ta canne à pêche sur les glaciers, que te débrouilles comme un pied avec tes crampons, que tu me prennes le chou avec ton Island Peak, passe encore. Mais que tu ne connaisses pas Janis, ça non ! Pour remédier d’urgence à cela, on chante « Another piece of my heart ». Et le Pic Karakol résonna longtemps de nos « take iiiiiiiiiit ! » hurlés de toutes nos forces aux marmottes, aux étoiles, au cosmos.

Yes I take it, oui je le prends, l’instant présent. Surtout quand il est si bon. D’ailleurs, le lendemain je ne fais rien d’autre. Toute entière à la volupté d’être là, pieds nus dans l’herbe grasse et ces fleurs d’un orange puissant dans lequel j’ai puisé du courage les jours derniers, face au Pic Karakol qui, de ses séracs ventrus, dessine un arc de cercle parfait dans le ciel d’un bleu sous-marin, j’exulte. Seule au camp, tandis que Jeremy est parti pêcher et Bruno et Alex escalader, je m’offre le luxe d’une toilette au torrent. Même sans savon, c’est divin. Glacial, mais divin. Nue sur un rocher, je fais sécher mon corps qui a si bien travaillé, l’offrant aux caresses du soleil. Il fait bon, pourquoi me rhabiller ? Les sifflements des marmottes me répondent. La tenue d’Eve convient au lieu et c’est ainsi que j’écris dans mon carnet et récite des mantras, le cœur débordant de gratitude. C’est alors qu’un chant de joie fit irruption dans ma mémoire, dont les paroles remontèrent intactes de ma jeunesse chrétienne : « Le Seigneur est mon berger, je ne manque de rien, dans les prés d’herbe fraîche il me fait reposer ». Cela épousait tellement ce que je ressentais que je me mis à danser. J’étais la Reine des Glaces vêtue d’espace, et j’ai dansé nue pour le puissant Pic Karakol qui me regardait de ses innombrables yeux de neige entr’ouverts, pour la vie féroce qui coulait dans mes veines, pour la beauté indomptée qui m’entourait. Merci la Vie.

Le lendemain, nous quittons le plus beau camp du monde. Alex, Bruno et moi descendons dans les éboulis, tandis que Jeremy, qui persiste à faire cavalier seul, opte pour une chevauchée de cascade. Résultat : nous pédalons dans la semoule et Jeremy se retrouve trempé, la cascade ayant manifestement rué. Sa doudoune dégouline mais la canne à pêche est intacte. Thank God ! Nous rejoignons un immense plateau traversé de rivières argentées qui charrient des étoiles de mica scintillantes, où les glaciers bleus viennent mourir et les chevaux sauvages s’abreuver. Moi aussi, je m’abreuve de beauté. Je ne peux pas m’empêcher de me retourner régulièrement, pour admirer une toute dernière fois le Pic Karakol qui domine le plateau de son fabuleux chaos de glaces étincelantes. De plus, Alex fait à nouveau attention à moi. Quand je lui dis que j’aimerais me rouler dans l’herbe avec lui, comme dans Joe Dassin que je chante à tue- tête, il me prend par la main et on le fait aussitôt, insouciants et libres.

Au fur et à mesure que l’on descend la vallée Karakol, on retrouve l’étage des sapins et des fraises des bois. On se croirait en Suisse …. Sauf qu’au détour d’un lacet, se dresse une yourte : ah c’est vrai, nous sommes au Kirghizstan ! En fin de journée, nous arrivons à ce qui semble être un camp de base pour randonneurs et touristes russes. C’est la fin de la piste qui monte de la ville de Karakol. Ou le début, pour nous qui rentrons. Pas un véhicule en vue. Dieu sait combien de kilomètres il reste jusqu’à la ville et ma tendinite me fait horriblement souffrir. Nous décidons de camper là ce soir : Alex et moi tenterons le stop demain, tandis que Bruno et Jeremy resteront quelques jours ici pour pêcher, histoire de ne pas rentrer bredouilles. Ils y sont sûrement encore. Mais alors que l’on commence à déballer les sacs, j’entends un moteur ronfler ! Je cours en chaussettes jusqu’au véhicule qui s’est matérialisé par magie, un vieux camion russe couvert de boue. Pourparlers avec le chauffeur, dans lesquels je ne comprends que les mots « check » et « post », qui reviennent souvent, ponctués d’un « da » final. Demi-tour précipité en chaussettes pour récupérer fissa le matériel et souhaiter bonne chance à nos vaillants pêcheurs.

Le chauffeur nous fait signe de monter, moi à côté de lui, Alex à l’arrière dans la benne. Et nous voici embarqués pour trois longues heures sur une piste effroyable, à traverser des rivières grondantes, escalader des ornières de boue, frôler des blocs de rocher monstrueux, passer sur un vague pont de troncs à peine équarris, vaguement attachés entre eux. Je ferme les yeux. Et pendant tout ce temps, le chauffeur, imperturbable, cigarette maïs au bec, tient à m’expliquer des histoires de check et de post un peu trop complexes pour mon niveau de russe et de terreur. Cramponnée à mon siège, je dis « da » à tout, tandis qu’il lâche le volant d’une main pour rallumer sa clope qui s’éteint tout le temps et farfouille de l’autre dans la boite à gants pour trouver le briquet. Mais impérial, il maîtrise chaque obstacle, négocie chaque virage, rase chaque rocher au centimètre près. Il les connaît manifestement par cœur.

En fin de compte, il nous dépose vivants à un arrêt de bus dans la ville de Karakol. Encore hagards, nous prenons le bus dans le mauvais sens jusqu’à ce que nous nous en rendions compte, que nous tentions d’expliquer au chauffeur que nous nous rendons à Extreme Tours, que le chauffeur de bus téléphone à Igor pour savoir où l’agence est située, qu’il interpelle un collègue chauffeur qui passait en bus dans le sens inverse, qu’il l’arrête, que nous changions de bus et que nous repartions d’où nous venions. Nous finissons tant bien que mal par débarquer chez Igor qui, toujours hurlant au téléphone, nous rend 1000 soms car nous lui ramenons son matériel avec un jour d’avance. C’était un trafiquant honnête.

Le soir à l’hôtel, émerveillée, je redécouvre les plaisirs que peuvent procurer une douche, un lit… et ce que l’on peut faire dedans avec un robuste Ecossais.

CHAPITRE 4

CE SOIR INCHALLAH, JE SERAI AU TADJIKISTAN

Ce soir Inchallah, je serai au Tadjikistan. Ce n’est quand même pas tous les jours qu’on se dit ça, dans la vie. Alors, coincée entre Alex et la portière dont un ressort me perfore la hanche, le dos moulu par l’armature de la banquette, la tête sanglée d’une migraine nauséeuse, la nuque broyée par des cartons empilés à l’arrière, qui nous dégringolent dessus dès que le chauffeur freine, heureusement il ne freine pas souvent, je me répète cette phrase comme une incantation. Ce soir, je serai au Tadjikistan. Ce soir, je serai au Tadjikistan. Inchallah. Cela fait bientôt 17 heures que je répète ce mantra, 17 heures que nous cahotons dans un désert de poussière aveuglante, dans l’air brûlant où tremblent des montagnes blanches, dans les vents d’un sable ocre qui s’immisce dans les moindres replis et crissent sous les dents, au son de sirupeuses romances bêlées dans une cassette à plein volume. Dix-sept heures. Une seule et unique cassette. Bon, au moins l’auto-radio marche. Ce qui n’est pas le cas de tous les mystérieux éléments mécaniques de cette antique jeep soviétique. Par exemple, un voyant rouge s’allume régulièrement. Quand j’ai demandé au chauffeur ce que c’était, il m’a montré la pédale de frein. Ah les freins, ça va ! Moi qui croyais que c’était grave …  C’est sûr, cette jeep a dû transporter Lénine. Voire le dernier tsar. Quand il était bébé. Bref, ce n’est pas avec un véhicule récent que nous traversons le Pamir.

D’ailleurs, nous avons failli partir avec la mauvaise voiture. Hier soir, nous avions rendez-vous avec notre chauffeur à 22H à l’hôtel Taj Mahal à Osh, ville du sud du Kirghizstan, qui devait nous amener jusqu’à Murgab au Tadjikistan, à travers les montagnes du Pamir, un trajet terrible dont les péripéties atroces alimentaient les veillées des voyageurs occidentaux. Un chauffeur a débarqué à l’heure dite en clamant « let’s go Murgab ! », et il s’en est fallu de peu que nous le suivions, avant de réaliser que ce n’était pas celui à qui nous avions remis 150 $ cash la veille, un vieux aux jambes arquées, aux lunettes de soleil et à l’indispensable chapeau pointu, qui débarqua peu après. Dans une nuit d’encre, il nous embarqua  en rase campagne, jusqu’à une cour où des gens visiblement sur le départ s’agitaient autour d’amoncellements de paquets dans les lumières des phares. Ah bon, tous ces gens viennent avec nous ? Nous qui avions cru naïvement que nous serions les seuls passagers… Alors que j’observe pensivement les nombreux cartons qui s’empilent à l’arrière, je remarque que … non je ne rêve pas, la voiture avance… toute seule. Je crie « car ! car ! » mais comme personne ne réagit, j’enchaîne « machina ! machina ! », ce qui fait bondir le chauffeur, qui court derrière la voiture, saute dedans et parvient à l’immobiliser juste avant qu’elle ne s’embûgne dans la palissade. Tout le monde se marre, les passagers occidentaux un peu plus jaune que les kirghizes. Le chauffeur avait-il oublié le frein à mains ? A moins qu’il n’y en ait pas. A présent, au bout de dix-sept heures de cahots, je peux désormais affirmer une chose : il n’y a pas d’amortisseurs non plus. Nous sautons en rythme sur les ressorts qui percent la banquette, secoués comme des œufs battus, bien battus, bien battus. Les cahots les plus sournois nous font carrément décoller du siège. Karolina, qui dépasse le mètre 80, se cogne régulièrement la tête au toit de tôle. Elle a mis un bonnet pour amortir les bosses.

Karolina est notre dernière recrue, pour le troisième trek que nous projetons, Alex et moi. Une brune Polonaise, paysagiste à Paris, que nous avons rencontrée au Sakura GH à Bishkek, comme il se doit. Tous les trois, nous avons le projet de faire un tour dans les montagnes du Pamir tadjik, dans l’enclave du Badakhchan autonome. Il y a quelques mois encore, j’ignorais totalement l’existence du Badakhchan, et son autonomie ne m’empêchait pas de dormir. Mais depuis que j’ai ce voyage en ligne de mire, ces noms ont envahi ma vie et me tiennent lieu d’horizon. Des noms qui, depuis la France, font rêver, mais une fois sur le terrain, font mal. Des noms qui se paient en contusions et en contorsions. Cela dit, je paie sans protester. L’aventure a un prix. Et quand l’aventure, comme cette nuit, c’est l’horizon qui galope à la poursuite de la lune, les reflets de lacs argentés en plein désert et la perspective de m’enivrer de montagnes inconnues avec un amoureux, je suis bien aise que ma gibecière aie tant de bosses et de bleus.

Au milieu de la nuit, le chauffeur s’est arrêté pour dormir deux heures dans un rade enfumé où deux jeunes filles endormies servaient un thé infâme à des voyageurs rincés d’épuisement, étendus sur des matelas maculés de miettes, de débris indéfinissables et de tâches de graisse. J’ai eu peur d’attraper des puces ( je veux bien payer en contusions, mais les piqûres de puces, c’est trop pour ma bourse, j’ai déjà payé cher au Guatemala et me suis carrément ruinée au Népal  !) et je suis allée m’allonger dans la jeep. Rien dormi, bien sûr, ce qui nuit nettement à la beauté du paysage dans lequel nous sautillons à présent. Mon estomac vide n’aide pas non plus. Une fois, nous nous sommes arrêtés dans un village poussiéreux où des maisons blanchies à la chaux tremblotaient dans les vapeurs de chaleur. J’ai été tellement secouée que le corps que je sors de cette jeep est dans le désordre, la tête dans le cul, les yeux pas en face des trous et l’estomac dans les talons. A ce niveau de fatigue, je ne savais plus si c’était l’heure du petit déjeuner ou du diner. En tout cas, c’était l’heure du lait et de la viande. C’est toujours l’heure du lait et de la viande dans ce pays. Sur une estrade tendue de tapis, on nous sert une soupe grise de lait sûr où surnagent trois grains de riz, soit l’eau d’une vaisselle qui aurait servi à manger du yaourt tourné, suivi d’un bol d’os de mouton garni de rondelles d’oignons flétris. Je préfère avoir faim. Dehors trône le robinet mobile des steppes: un réservoir d’eau à roulettes, auquel il manque toujours ou l’eau ou le savon, mais jamais le miroir. Je préfère ne pas me regarder. Ce soir je serai au Tadjikistan. Et on aura changé de cassette, Inchallah.

Alors que défilent les kilomètres, je pense à Osh, la ville que nous avons quittée hier à la frontière Uzbèque. On nous avait tellement dit que c’était le trou du cul du monde que j’ai été agréablement surprise. Dans l’odeur des épices, des melons et des galettes dorées du marché couvert, parmi les pigeons qui voletaient partout, picorant le riz du plov sur les tables, j’ai passé toute une après-midi à écrire dans mon carnet et à bavarder avec de grosses mamas uzbèques qui épilent complètement leurs sourcils, avant de les repeindre d’un seul épais trait noir qui leur barre tout le front.  Une jeune femme me raconte dans un anglais très correct qu’elle a étudié à l’université mais la voilà vendeuse au marché. « No jobs for Uzbecks here », soupire-t-elle, me montrant du doigt les ruines calcinées derrière elle. L’atmosphère est si joviale avec ces mamas qui rigolent de leurs dents en or et de leurs yeux soulignés de khôl, que j’ai du mal à imaginer que les Uzbèques et les Kirghizes se sont entretués ici l’an passé. Les décombres de magasins incendiés sont là pour le rappeler, derrière les stands de fleurs en plastique enveloppées de papier brillant. C’est le Ramadan, mais la plupart des gens mangent. A ma droite, un petit homme fripé au calot musulman sirote même une bière. Je regarde mieux : il a les yeux bridés bleus clair! A Cuba, j’avais vu des Noirs aux yeux bleus, mais des yeux bridés bleus, c’est la première fois que je vois ça.

Tandis que les ombres des nuages chevauchent les dunes, me reviennent des images de l’amour que nous avons fait à Osh au son du muezzin inlassable, derrière les tentures de velours de la chambre d’hôtel. Un sourire s’ébauche sur mes lèvres, une caresse se reforme dans mon esprit, un mot coquin, un regard lourd de projets…  Tandis que les draps s’envolaient dans la nuit brûlante et que les muezzins se succédaient, c’était une prière à la vie, un appel aux sens, de l’art sacré. Alors, au son de la cassette qui s’enraye, je me blottis tout contre Alex, me laissant bercer par les cahots, le regard posé sur le turquoise des lacs nichés au creux des collines arides du Pamir qui s’envole sous nos roues. Depuis plusieurs heures, nous longeons un fil de fer barbelé qui court sur les dunes : c’est la frontière chinoise.  De l’autre côté s’élève le Muztagh Ata, un 7.427m que j’ai gravi en fraude il y a bien longtemps avec un ami qui est depuis devenu mon beau-frère. J’écarquille les yeux mais aujourd’hui le Père de tous les Glaciers a décidé de rester invisible, caché par les brumes de poussière soulevées par les vents du désert. Son fantôme me tient compagnie sur la route pamirie.

Enfin, à 3.650m d’altitude, la ville de Murgab. On s’attendait à quelque chose, après 17 heures de trajet, mais non, Murgab, c’est rien. Trois baraques de pisé battues par les vents, une rue ensablée de poussière, une peau de chèvre abandonnée sur une parabole rouillée, une carcasse de Lada désossée au pied d’un HLM soviétique aux volets qui claquent… Et pas âme qui vive. Ou si peu. Nous finissons par trouver une auberge où les gens nous disent « 12 $ » avant de nous dire bonjour. Une autre est tenue par des harpies qui veulent 71 somonis tout de suite (pourquoi ce centime qui dépasse ?) pour un grabat dans un dortoir, un plat de pâtes trop cuites et ce qu’elles nomment « la douche ». Alors la douche, comment dire… Il s’agit d’un énorme bidon rouillé où croupit une eau saumâtre, dans laquelle trempe une résistance électrique aux fils dénudés. Si on veut une « douche » chaude, il faut la prendre quand il y a de l’électricité, c’est-à-dire exclusivement de nuit. Après dix-sept heures de poussière et de transpiration, je prends le risque d’être propre. C’est donc à la frontale que je m’aventure dans le bidon, ayant préalablement pris soin de retirer la résistance qui fume et grésille dans l’eau. On sous-estime souvent à quel point il est dangereux d’être une aventurière propre.

Ce soir, se dit l’aventurière en se glissant aux côtés d’Alex sous l’édredon à fleurs du dortoir, je suis au Tadjikistan, propre et vivante. On fête ça en silence pour ne réveiller personne. Ce soir, je suis à Murgab, hantée par les vents et les vampires. Et par les mélodies sirupeuses de LA cassette qui continuera longtemps de résonner dans ma tête.  Une auto-radio qui marche même quand elle est arrêtée ?… Ah, la mécanique russe, ça c’est de la performance !

CHAPITRE 5

 ROCK AROUND THE ROCKS IN PAMIR

Il était là, à notre descente de marchroutka. De Murgab, nous nous sommes engouffrés avec les vents sur le Pamir Highway, un ruban de poussière, de sable et d’asphalte qui traverse les hauts plateaux isolés du Badakhchan.  Ce petit homme noiraud au visage de belette nous cueillit au bord de la route comme s’il nous attendait depuis le début de l’après-midi, alors que dix minutes auparavant, nous n’avions pas encore décidé si nous descendions du bus ici ou dans le village suivant. Dans un anglais aussi éloquent qu’innocent, il nous invita aussitôt dans sa «maison nationale », dit-il, pour boire « un thé national ». C’est proposé avec une telle candeur que nous cédons, séduits. D’autant plus qu’il faut que nous trouvions à nous faire héberger pour la nuit. Mirgand, c’est son nom, doit se sentir mandaté pour accueillir les étrangers qui échouent à Vankala, son village natal : il en est l’instituteur, autant dire le ministre de la culture et des affaires extérieures. Escortés d’un voisin qui a un peu bu ( geste pour dire « saoûl » :  se tapoter le cou de l’index ), nous le suivons à travers les champs verts et dorés, jusqu’à sa maison qui a surtout de national la caractéristique d’être comme toutes les autres. Des cubes de pisé blanchis à la chaux, aux toits plats, bien rangés derrière leur enclos de pierres sèches en une mozaïque rassurante, une oasis de verdure posée au pied de montagnes de pierriers argentés, creusés de profonds canyons.  Des cubes de pisé sans fenêtre. Aucune. La seule ouverture est dans le plafond, une sorte de lucarne géométrique, d’où plonge un puits de lumière, censé représenter un pilier de l’islam. La voilà, l’architecture nationale. En longue robe rouge et pantalon bouffant, la femme de Mirgand, Basgul, nous prépare le thé (national, bien sûr), qui se révèle être une version light du thé tibétain, un thé salé à la margarine.  Assis en rond par terre au pied du vélux national, autour de petits plats de sucre en poudre, de bonbons, de cacahuètes et de margarine, , comptant sur l’anglais académique de notre intellectuel, nous entamons une  grande discussion politique avec ce jeune couple sympathique et leur ancêtre totémique à barbichette blanche, le Père de Mirgand qui vit sous leur toit national.

– Quand vous dites « national », c’est par rapport au Tadjikistan, au Badakhchan ou au Pamir ?

Non, c’est vrai, parce ce que ça fait un peu beaucoup, tout ça mélangé.

– Pamir. 

La réponse fuse sans réfléchir

– Vous considérez-vous tadjiks, pamiris ou badakhani ?

– Notre passeport est tadjik, mais notre cœur est pamiri.

Je note au passage que le Badakhchan a disparu de l’excellente réponse de Basgul, cette jeune femme au regard fier.  Région aride de hautes montagnes et de déserts d’altitude battus par les vents, le Pamir appartenait à l’URSS et les deux sommets qui s’élevaient à plus de 7000m avaient été baptisés Pic Communisme et Pic Lénine. L’Histoire change plus vite que la géographie : ils s’élèvent toujours à plus de 7000m. L’économie de cette région isolée dépendait entièrement des soviétiques, notamment pour l’apprivoisement en charbon. A la chute de l’URSS, le Pamir a failli mourir de faim et de froid. Il se déclare d’abord indépendant, puis se ravise et choisit de se rattacher à ce qui est devenu le Tadjikistan, tout en gardant le statut autonome qu’il avait pendant la période soviétique, sous le nom de Province Autonome du Gorno Badakhchan. Encore que le Badakhchan ne recouvre pas le Pamir dans sa totalité et déborde du Tadjikistan jusqu’en Afghanistan… Bref, jusque là, une situation sommes toutes assez simple, au regard des enclaves ex- soviétiques du Caucase !

– Nous parlons pamiri à la maison et apprenons le tadjik à l’école. » reprend Mirgand, qui parle donc quatre langues : pamiri, tadjik, russe, anglais.

Il va à l’école à pied, tous les jours.

– Elle est loin, l’école ?

– Non non, pas loin, deux heures.

– Pardon ?

– Deux heures aller, deux heures retour, j’y suis habitué.

Je rêve. En France, dans ces conditions, il n’y aurait pas beaucoup de monde sur les bancs de l’école. A moins qu’ils y aillent pour être au chaud…

– A quoi vous chauffez-vous ?

L’anglais de Mirgand sort tout droit d’un de ces anciens manuels qui regorgent d’expressions désuètes et littéraires, mais considèrent que les choses concrètes du quotidien sont trop triviales pour être nommées, d’où le fait que, pour trouver le nom du combustible, Mirgand sèche. Après de fébriles recherches dans mon phrasebook anglais- russe et dans le polonais-russe de Karolina, la traduction qui se rapprocherait le plus serait « broussailles, herbe ». Quoi ? Par – 30° en hiver, ils se chauffent à l’herbe ? J’ai du mal à y croire. En tout cas, Mirgand n’en fume pas, sinon il aurait su le mot. Non, ici c’est l’héroïne et l’opium qui se trafiquent aux fluctuantes frontières de ces pays et autres dérivés de pays. L’Afghanistan et son pavot n’est pas loin. Le Pakistan non plus, je remarque plein de similitudes avec les régions montagneuses du nord ouest pakistanais, que j’ai parcourues il y a de longues années. Le petit chapeau rond brodé des hommes, les fleurs imprimées des penjabis des femmes, le fuschia, le rouge, les mêmes instruments de musique en marqueterie, en os et en peau de serpent et bien sûr la religion. Ce sont des Ismaélis, une branche soft de l’Islam, dans laquelle les femmes ne sont pas voilées et peuvent même aller à la mosquée, qui d’ailleurs n’en est pas une, c’est une « salle de prières ». A Khorog, j’entendrai même les prières du muezzin déclamées au micro par –ô miracle- une voix de femme.

Ici, chaque membre de la famille a un rôle précis dans la communauté. Basgul cuisine pour tout le monde, Mirgand parle pour tout le monde et l’ancêtre, lui, a deux missions : il prie pour tout le monde et … il regarde la télé pour tout le monde. Un contraste étonnant, de le voir se prosterner pendant des heures dans un coin de la pièce, le visage entre les mains, puis regarder une chaîne satellite à la télévision pendant des heures, assis par terre devant un programme en anglais où un Evangéliste américain aux cheveux longs enseigne une recette de cuisine, tout en glissant des chapitres sur le fait que nous sommes  « les épices de Dieu ». Cela a l’air de fasciner le Papy à chapeau brodé, il est hypnotisé, bien que je doute qu’il comprenne l’anglais  – et de toutes façons il est sourd, m’explique Basgul.

En riant, elle se lève et nous fait signe, à Karolina et à moi, de la suivre. Les femmes vont préparer le repas, pendant qu’Alex est envoyé avec Mirgand chez le voisin (geste de l’index sur le cou) pour préparer l’apéro, euh je veux dire pour organiser une voiture qui nous amènera à Batchor, notre départ de trek demain. Nous suivons Basgul au jardin, où nous déterrons de toutes petites pommes de terre, qu’elle veut absolument qu’on pèle une par une. On y passe un certain temps. Mais peler des pommes de terre nouvelles avec une jeune femme pamirie fait justement partie des raisons pour lesquelles je voyage, donc je pèle les patates. Et les lave dans l’eau glacée du ruisseau qui coule devant la maison. Et toutes les trois patates, me réchauffe les mains en soufflant dessus. J’aime le sourire franc de cette jeune femme forte de 24 ans. Pour être dans le cadre de la photo, elle avait un peu poussé son beau-père et entouré de son bras les épaules de son homme. Les femmes semblent prendre leur place ici. Nous cuisons la soupe de pommes de terre dehors, sur un poêle alimenté non pas à l’herbe, mais à la bouse de vache. La nuit tombe, on finit de surveiller la cuisson à la frontale, avant de manger tous ensemble notre délicieuse soupe, assis par terre. Il n’y a pas de table nationale.

Je ne sais pas si Basgul a mis des « épices de Dieu » dans la soupe, mais l’Univers en met une sacrée pincée sur ma route en ce moment.  Ce soir, accueillie à bras ouverts par ce couple adorable, ma vie sent bon, elle a le goût de liberté. Demain, nous partons à pied pour une boucle de six jours dans les montagnes arides du Pamir où des lacs turquoise brillent au creux des glaciers. La troisième balade avec mon aventurier Ecossais. Dont j’adore l’odeur épicée. Merci Dieux de la route, de l’avoir mis sur mon chemin.

Le lendemain, une voiture nous dépose au village de Batchor, village de départ du trek.  Qui commence mal. J’ai dû mal digérer les épices. Il ne pleut pas dehors, mais il pleut dans ma tête. J’ai mal dormi, j’ai trop chaud, je suis d’humeur massacrante, on ne trouve pas de pont pour traverser une large rivière, on en trouve un branlant auquel il manque la moitié des planches et Karolina manque de passer à travers la moitié vermoulue qui reste, on galère pour trouver la bonne vallée dans laquelle s’enfoncer, je demande à un gars qui lave sa voiture au bord de la rivière, il nous envoie trois rivières plus loin, je demande à Alex de me fabriquer un bâton, il coupe une branche avec son couteau et … s’enfonce une putain d’écharde dans le pouce. Fais voir ! Non, pas une écharde, carrément un bout de branche, non, la moitié de l’arbre planté à l’intérieur du pouce. Ça pisse le sang. On essaie la pince à épiler du couteau suisse, peine perdue, on essaie la lame du couteau suisse, je détourne le regard, c’est Karolina qui opère, elle entaille la chair pour atteindre le bois, en vain, finalement c’est Alex qui va y arriver : avec les dents !  Réflexion faite, je n’ai pas besoin de bâton. Le soir, nous ne trouvons pas les sources chaudes indiquées sur la carte. Je m’enfonce tout au fond de mon duvet avant la tombée de la nuit, pour en finir avec cette journée ratée.

Heureusement, le reste du trek se passera mieux. Le plus difficile fut les trois premiers jours. Le quatrième, on croisera nos premiers êtres humains. Et le cinquième jour, on trouvera le sentier.

Les premiers jours, il n’y eut que des moraines. Des champs de moraines, des vallées de moraines, des mers de moraines, qui ondulent jusqu’à l’horizon et qu’il faut franchir, vague après vague.  Des moraines à gros blocs sombres qui ressemblent à de la lave, des à petits cailloux coupants, des pentues, des douces, des désespérantes, des rigolotes, des entrecoupées de névés raides à traverser ( attention à ne pas glisser sur ces tobogans de neige qui plongent direct dans de petits lacs glaciaires), des enjôleuses qui, si l’on n’y prend pas garde, nous perdent au creux des lames de silex, au beau milieu de l’océan de pierres. Bref, des cailloux à perte de vue. Des rochers branlants, entassés pêle-mêle les uns sur les autres, qu’il faut enjamber, contourner, escalader. Trouver l’élan, l’équilibre, le rythme pour sauter d’un rocher à l’autre, c’est une danse, moraine, voulez-vous m’accorder cette valse ? A moins que ce ne soit du rock, oui bien sûr, du roc. Karolina trouve que c’est parfois un peu trop acrobatique à son goût, mais elle suit. Alex, comme d’habitude, navigue en solitaire loin devant, petit point bleu que l’on perd parfois de vue, entre les creux des vagues de pierres.  Nous campons près d’un lac qui reflète les pics enneigés si fidèlement sur sa surface immobile qu’on jurerait, quand Alex y plonge à poil, qu’il plonge à l’intérieur d’un glacier. D’ailleurs c’est un peu ça, l’eau est si glacée qu’en sortant, il gardera sa doudoune un long moment.  Avec les fesses à l’air, c’est d’une élégance rare. Mais si, aussi loin des humains, on ne fait pas ce qu’on veut…. Les seuls êtres vivants que nous croisons sont des marmottes, si grasses qu’on croirait des phoques, en train de bronzer sur des dalles au bord de cascades vertes qui se déversent des langues de glacier dans des lacs où flottent des icebergs solitaires. Dans la terre, les marmottes ont creusé des galeries, des couloirs, des cavernes, toute une ville sous nos pieds qui se ramifie en un labyrinthe de ponts et d’arcades plus sournois que les ponts de neige des crevasses, je me garde de m’y aventurer de crainte de tomber dans une cathédrale souterraine.

Nous traversons des déserts lunaires où nichent des lacs verts, de larges vallées d’altitude tapissées d’édelweiss qui frémissent dans le vent, tellement d’édelweiss qu’on ne sait plus où marcher pour ne pas les abîmer, et des rivières si glacées qu’on doit faire une pause sur un banc de sable au milieu, pour se réchauffer les pieds. Au détour d’un éperon rocheux, surgissent des pics fabuleux, étincelants, bardés de séracs, j’ai vu à mi pente une gueule de requin béante, aux dents de stalactites d’épouvante. On marche, on ne s’y attend pas, et bing, un sommet immense fait irruption derrière un rocher, puis encore un autre derrière, c’est toute une chaîne reliée d’arêtes abominables, des 6000 mètres au moins… Dont aucun n’est indiqué sur la carte. Tout est à nommer. Moi je les nomme feux d’artifice, car ils éclatent à l’improviste, de tous leurs feux de glace.  Au bord du lac Zarokchul (qui est sur la carte, lui, 4700m), nous faisons le point. Il faut se rendre à l’évidence, nous n’avançons pas. En trois jours, à raison de 8 heures par jour de rock acrobatique avec nos moraines adorées, nous avons avancé de 3 cm. Bien sûr, la seule carte que nous ayons trouvée à Osh est au 1:500 000è, mais quand même, ça plombe le moral. Nous visons le col Langar, encore 4 bons centimètres. Plus le retour. Au-dessus de nous, les mouettes se marrent. Des mouettes, à 4700 m d’altitude ? Qui n’est pas à sa place ici, elles ou nous ?

C’est le lendemain que nous croisons d’autres bipèdes aussi peu à leur place que nous, des Tchèques. De très loin, nous les avons vus arriver, de loin nous avons vu que ce n’était pas des bergers locaux, et de près, nous avons vu qu’ils avaient l’air certes beaucoup trop chargés, mais super sympas. Ils transportent tout le matériel de haute montagne, mais n’ont pas l’intention de faire de haute montagne. Bon.  Nous on n’a qu’un piolet, dont on ne s’est servi qu’une fois, pour dégager la glace d’une rivière et pouvoir remplir la gourde.  Ils vont au lac Sarez et nous apprennent qu’ils ont dû demander un permis spécial auprès du « Ministère des Occasions Exceptionnelles » du Tadjikistan. Un « Ministère des Occasions Exceptionnelles » ? Excellent, j’adore ! Ils ont pensé à tout, ces fonctionnaires. Je m’attends à voir le Ministre en question débarquer d’une minute à l’autre, car le moment est assurément exceptionnel, rencontrer des êtres humains en plein désert d’altitude pamiri, d’ailleurs à cette occasion, les Tchèques font tourner une bouteille de sliwowice à laquelle nous buvons à tour de rôle, debout en cercle au pied des glaciers, à la santé du Ministre. Avant de repartir chacun de son côté d’horizon.

Au bord d’un immense lac (le lac Chapdara, si nos calculs sont justes), des yaks hirsutes paissent dans les édelweiss. On dit qu’on s’arrête là ? J’aime ce moment où nous décidons d’avoir assez marché pour aujourd’hui. Avec un peu de chance, il nous reste deux bonnes heures à se poser, tranquilles, avant que le soleil ne disparaisse derrière un pan de montagne et que le froid ne s’empare du monde.  Le rituel s’est installé. Avant toutes choses, tea-time. N’oublions pas qu’on est avec un sujet de sa majesté. Puis je fais des pilates avec ledit sujet et je dis des mantras avec la Mère-Terre.  Puis plus  rien, enfin. Juste être là, dans ce paysage minéral rongé par un temps qui vient de la création du monde.  Infuser dans le paysage. Ou plutôt, laisser le paysage infuser en moi la paix qui précédait le monde. Puis les « instant-noodles », puis le froid.  Ce soir, une pleine lune rose se lève derrière les montagnes. Même pas vu les étoiles, il fait trop froid pour les attendre, nous nous engouffrons dans la tente bien avant l’obscurité. C’est un peu serré, à trois dans une tente deux places, mais ça tient chaud. Nous passons plusieurs nuits à plus de 4000m d’altitude et mon duvet n’est pas excellent. Pour dormir, j’enfile tous les habits que j’ai emportés: deux polaires, trois pantalons, deux paires de chaussettes, un bonnet et j’emmitoufle mes pieds dans ma veste goretex. Et je caille.

Le lendemain, il neigeote.  On contourne le lac Chapdara,  qui bien entendu est beaucoup plus grand que prévu, toute une partie était dissimulée derrière une colline. Et que trouve-t-on, derrière ? Un sentier ! Un sentier, Alléluia ! Je me prosterne avec mon sac à dos (pas facile) et l’embrasse. Désormais, finis les rétablissements foireux sur les rochers qui ne demandent qu’à basculer, on n’a plus qu’à mettre un pied devant l’autre, ça va aller beaucoup plus vite.  Nous avalons les centimètres de la carte comme des ogres, et atteignons le col Langar, 4600 m, dans la journée. Dans la descente, je hurle de joie en voyant du crottin sur le sentier : qui dit trace de troupeau, dit alpage, dit berger, dit civilisation. Je souris en moi-même : repérer la civilisation à du crottin, c’est la première fois de ma vie que ça m’arrive, ça en dit long sur l’isolement  sauvage des montagnes perdues du Pamir. Avec la pression qui retombe et l’insouciance qui remonte, Alex et moi avons une petite urgence à régler. Il n’y a pas que l’insouciance qui remonte. Nous repérons un énorme rocher, et derrière, nous établissons notre record d’altitude. En éclatant de rire, on vérifie l’altimètre, 4300 mètres qui n’ont pas refroidi nos ardeurs. Bon, ça c’est fait, on peut redescendre tranquillement rejoindre nos frères humains dans la vallée.

Nous avons rejoint le trajet du trek lac Yshikul-lac Sarez, plus classique (tout est relatif). Nous passons devant le campement d’un couple de touristes improbables, deux lesbiennes Allemandes septuagénaires de San Francisco, qui ont un guide, un porteur, un cuisinier, mais ne nous offrent même pas un thé.  On a pris de mauvaises habitudes, avec les Kirghizes et les Tadjiks, qui nous invitent tout le temps ! Malgré tout, je tire mon chapeau aux Mamies occidentales, j’aimerais avoir suffisamment la forme et la ferveur pour refaire un trek au Pamir à 70 ans !

Justement, à quelques heures de marche de là, on entend des voix nous appeler. De l’autre côté de la rivière, au pied de bergeries de pierres sèches empilées les unes sur les autres, des femmes en rouge nous font de grands signes : « tchaï, tchaï ! » Elles nous invitent pour un thé. Quand je disais que …. Karolina enlève déjà ses chaussures pour traverser la rivière, quand j’éclate : « Pour ma part, je trouve que la nuit va bientôt tomber, il faut commencer à chercher un endroit où planter la tente, il est hors de question que je mouille mes pantalons en traversant une rivière glacée pour aller boire une tasse sale de thé salé dégueulasse avec des poils de chèvre qui baignent dedans, assise sur des coussins infectés de puces. No thank you. » Je suis surprise moi-même de ce qui sort de ma bouche, c’est la seule fois du trek où un différend nous oppose, je dois être épuisée.

La dernière journée fut longue, très longue.  Le fond de la vallée est loin, très loin. D’ailleurs, plus on avance, plus il recule. Je réalise vite que cette vallée appartient à la redoutable catégorie des paysages qui reculent, catégorie bien connue des explorateurs. Et nous sommes face à un cas de recul sévère. En plus, une sorte d’eczéma m’est apparu sur l’épaule, qui brûle sous la bretelle du sac à dos, et j’ai mal à la hanche, et au genou, et à la cheville, et à toutes mes articulations côté gauche, et je traîne lamentablement des pieds dans la vase qui borde les bras des rivières que nous longeons. Sous le soleil accablant retrouvé à cette basse altitude, ces torrents sont appétissants… jusqu’à ce que l’on trempe son petit orteil dedans. Glacé ! Ah, la torture de voir l’eau sans pouvoir s’y tremper. Plus que 25 kms de plat sous le cagnard. C’est en boitillant que j’atteins Batchor, où je m’écroule au pied d’un panneau « Safed homestay » comme on s’accroche à une bouée de sauvetage.  Ce n’est pas encore tout à fait le village de Batchor, c’est la banlieue périphérique, soit quatre ou cinq maisonnettes blanches  blotties au creux de saules frémissants au bord de champs dorés. Sur un toit plat, une silhouette étend du foin à sécher autour d’une parabole. Symbole de différents temps qui se croisent sur le toit du Pamir.

Safed ?, demande-t-on à un autochtone qui fauche. Signe de tête affirmatif. Je croyais que Safed était le nom du patron, mais c’est le nom du coin. De ce petit coin de paradis, l’un des plus beaux qu’il m’ait été donné de voir sur cette planète qui est la nôtre. Et c’est là que nous posons nos sacs à dos. Un canal d’irrigation court autour de prairies à l’herbe rase où broutent deux moutons et un âne. Une porte de bois ferme un petit bâtiment rond de terre, derrière lequel des piles de bouse de vache séchées sont soigneusement rangées. Tout respire l’ordre, une frugalité sereine, un accord secret et profond entre les humains et la nature. Dans la cour, un poêle, une brouette, un tuyau d’eau.

Et une jeune adolescente qui arrive en courant : « Sorry, I’m late ! », souffle-t-elle dans un sourire pétillant. En retard ? Faranguis, 16 ans, avait apparemment rendez-vous avec nous, des étrangers qui n’ont même pas de téléphone, mais dont elle a senti l’appel par- delà les champs. L’empressement que met la jeune fille de la maison à nous accueillir me touche. Elle est d’une vivacité d’esprit, d’une finesse rare. Dans cette campagne perdue, comment a-telle fait pour apprendre si bien l’anglais ? En caressant un chat maigrelet d’un œil rêveur, elle nous confie qu’elle veut aller à l’université à Dushanbe, pour devenir journaliste à la TV. Faranguis, je te souhaite toute la chance du monde pour aller faire ta place à la capitale. Ne lâche pas ton rêve d’avenir. Tandis que sa petite fille nous parlait de ses projets, la Grand-Mère est sortie à tout petits pas du livre de contes où elle dormait, pour chauffer ses vieux os au soleil, où son mari l’installe sur une chaise recouverte de peau de chèvre.  Une Baba Yaga toute fripée, avec ses petites  tresses grises sous le foulard à fleurs, son menton crochu et son nez pointu comme ceux des sorcières, sur lequel des lunettes cassées, accrochées par un élastique, abrite un regard perdu dans les rêves du passé. A quelle page du conte ses yeux aveugles se sont-ils arrêtés ?  Pendant ce temps,  aussi silencieuse et effacée que sa fille est volubile et alerte, la Maman de Faranguis, à qui il manque toutes les dents d’en haut, s’affaire autour du poêle pour nous faire une marmite de pommes de terre sautées.

Je resterais bien une semaine entière ici, à laisser mon regard voleter avec les oiseaux orange et bleus, au-dessus des champs d’or qui ondulent autour des maisonnettes bien rangées, sous les glaciers qui scintillent au loin. Mais Alex et Karolina sont pressés d’aller à Khorog, la grande ville, où ils ont, paraît-il,  des trucs à faire. Moi, je n’ai rien à faire, à part me laisser envahir par un sentiment de sérénité.

Bien vite cependant, l’appel de la route, et surtout celui d’Alex, eurent raison de ma soif de sérénité. La gorge sèche, je remis mon sac sur le dos, pour suivre mes deux amours insatiables.

CHAPITRE 6

TEMPETE DE SABLE SUR LES PLAGES AFGHANES DU WAKHAN

Je suis morte de trouille. Des soldats armés jusqu’aux dents ont arrêté notre véhicule, quelque part sur la route entre Khorog et Dushanbe, la capitale du Tadjikistan. Une barrière, des militaires, un check-post ordinaire, un contrôle d’identité ordinaire, dans un pays où la démocratie est précaire, les frontières pas très claires et l’héroïne contrôlée par des seigneurs de guerre. Jusque là, pas de quoi s’inquiéter inutilement.  Sauf que moi, j’ai trafiqué mon visa. A Khorog, j’ai repassé au stylo bille noir les dates inscrites à la main sur les tampons de mon passeport. Bien soigneusement. Au marché, j’avais acheté trois stylos bille, histoire d’avoir la bonne teinte de noir, pour ne rien laisser au hasard. Mon visa tadjik  se terminait le 23 aout : j’ai eu juste à refermer les boucles d’un 3 qui mourait d’envie de devenir un 8, et hop, cinq jours de rab. Sauf que comme mon avion décolle de Dushanbé pour Bishkek le 25, je ne gagne réellement que 2 jours. C’est malin.  Assise à l’arrière du véhicule,  faisant semblant de somnoler, je guette le retour du businessman afghan qui voyage avec nous. Il s’est spontanément chargé d’aller apporter les pièces d’identité de tous les passagers dans la petite cahute militaire à côté de la barrière, pendant que nous patientons dans la voiture. Ça fait longtemps qu’il est là-bas dedans, non ? En plus, avec leurs frontières en pointillés entre les vrais pays et les pas tout à fait pays mais presque, j’avais été obligée de retoucher pas moins de trois documents officiels: le visa du Tadjikistan, le permis du GBAO (province autonome du Gorno Badakhchan) et une autre fiche dont j’ignore le contenu écrit en cyrillique, mais dont j’avais bien repéré les chiffres, heureusement identiques aux nôtres, que j’ai donc changés aussi. Je me demande si j’ai bien fait de prendre tous ces risques pour gagner deux jours…

Pour autant, je ne me sens pas en faute. C’était pour la bonne cause, pour prolonger la saveur de l’aventure, m’enivrer de bouts du monde, tendre les mains un plus loin vers l’horizon. Je crois que les Dieux sont sensibles aux élans des humains qui entreprennent de se gorger de vie, j’ai confiance.  Avec le cadeau de ce temps, j’avais remonté la vallée de vent et de sable qui creuse le toit d’un monde oublié entre Tadjikistan, Pakistan et Afghanistan. Je m’étais enfoncée dans le corridor du Wakhan. 

Cette étroite bande de terre a été abandonnée à la fin du XIXè siècle au bord de la Pyanj, une large rivière qui se jette dans l’Amou-Daria, l’ex Oxus, un des grands fleuves d’Asie Centrale, par les empires britannique et russe, quand des espions déguisés en géographes jouaient au « Great Game », pour étendre leurs sphères d’influence stratégique entre la Chine et l’Inde du Raj.

Le Pamir Lodge est à Khorog, ville principale du Tadjikistan oriental, ce que le Sakura GH est à Bishkek : une plaque tournante de potins de la route, de rumeurs du monde, d’infos  échangées par des voyageurs qui, sur la véranda, se reposent de la poussière et de la fureur, autour d’une bière Baltika de St Pétersburg ou d’une Sinkiang de Bei Jing.  Nous y avions retrouvé avec plaisir Jon, un suisse rencontré à Karakol, que nous avions surnommé la Swiss Army, parce qu’il avait tenu à nous expliquer les subtilités de l’armée de son pays neutre : ça nous avait pris la soirée.

Sur la véranda, nous apprenons que tous les samedis, se tient un marché à Ishkashim, à quelques heures de voiture d’ici, sur une île de la Pyanj qui a échoué du côté afghan, qu’il suffit de laisser son passeport entre 9h et 10H à des soldats à l’entrée du pont, pour aller faire ses petites emplettes en Afghanistan, revenir récupérer son passeport et descendre de l’île côté tadjik. Aller faire son marché sur une île en Afghanistan ? Je n’avais rien entendu d’aussi  réjouissant depuis longtemps. Demain, c’est vendredi, pas une minute à perdre.  Nous étions partis dès l’aube, sur les chapeaux de roue d’une voiture bondée qui frôlait l’abîme à chaque virage, le long d’une rivière brune qui grondait en- dessous de la route creusée dans les falaises, très loin en- dessous, et dont le chauffeur, quand je lui avais demandé, avait ralenti, oui ralenti, ce qui mérite d’être rapporté, mais en revanche il n’avait pas baissé, quand je lui avais demandé, le volume de la cassette. Faut pas exagérer. Arrivés (vivants) à Ishkashim, nous avions eu deux surprises. Primo, nous n’étions pas les seuls à vouloir acheter des patates en Afghanistan le lendemain : toute une bande de backpackers était là, dont Will, un Anglais parapentiste et Catherine, une Maltaise végétalienne, croisés à Bishkek et recroisés à Karakol. Karakol la ville. Deuxio, la gérante de l’auberge, une belle Tadjik  à la peau blanche et aux yeux de porcelaine bleue et dont le dernier bébé était carrément blond, nous apprit une très mauvaise nouvelle.

– Zaftra, nieto bazar.

Quoi ? Pas de marché demain ? Nous ne comprendrons jamais si c’était à cause d’un attentat à Kaboul, d’un anniversaire de président ou d’un jour d’indépendance d’un pas pays du tout qui était devenu un presque pays, mais toujours est-il que nous n’allons pas pouvoir acheter nos patates en Afghanistan. J’en aurais pleuré. Pour surmonter ce drame, cette nuit-là, nous avions fait l’amour comme des naufragés, plongeant pendant des heures somptueuses entre la vie et la mort, nous débattant dans une mer démontée, immergés, suffocants, jusque ce que, à bout de force, je me laisse emporter par la puissance du courant vers des estuaires qui n’existent qu’entre les bras de mon  Ecossais. Après quoi, nus sur leur épave, les deux noyés fumèrent une cigarette ensemble, les yeux rivés sur les rives de l’Afghanistan qui se découpaient dans la nuit, si proches, si lointaines, telles de sombres et inaccessibles navires ensablés sous les étoiles.

Au petit-déj de ce samedi sans marché, riche d’un nouveau cadeau de temps, j’avais pris une décision : si je ne pouvais pas pénétrer en Afghanistan, j’allais le regarder. De l’autre rive. Louer une jeep et longer la Pyanj côté tadjik, pour pénétrer le plus loin possible dans le corridor du Wakhan. Et regarder l’Afghanistan le plus longtemps possible. Pour remplir la jeep, je n’avais eu aucun mal à convaincre Karolina, Jon et un nouvel ami avec un chignon, Ustan, un Tadjik dont les parents avaient émigré en Israel : une précieuse recrue donc, puisqu’il parlait couramment tadjik. Quoique que, plus on remontait le Wakhan, plus Ustan s’apercevait qu’on parlait le wakhani qui, comme chacun sait n’a rien à voir avec le pamiri, sans parler du tadjik. Cela ne nous posa aucun problème de communication. En revanche, c’est l’anglais que je ne comprenais plus. Plus nous remontions le Wakhan, moins je comprenais. Déjà j’avais eu beaucoup de mal à convaincre mon Ecossais de nous suivre dans cette dernière expédition, ce qui m’avait beaucoup vexé, vue la nuit de mer déchainée à laquelle nous venions de survivre, et celles qui avaient précédé, et surtout vu le peu de jours qui me restaient en Asie Centrale avant mon retour en France… Allions-nous nous revoir un jour ? Je voulais terminer le film en beauté, m’engloutir avec lui en Afghanistan, deux silhouettes qui disparaitraient au centre de l’écran, m’offrir une fin d’un romantisme torride.  Ce ne fut pas un happy end. Pendant les journées volées où nous remontions aux confins du monde, il ne m’adressa pas la parole une seule fois, pas un regard, un signe, rien. Je n’ai rien compris. Rentré en lui-même, muré dans sa caverne mobile, cramponné à un bouquin débile pour ne pas croiser mon regard, aveugle aux paysages à couper le souffle – l’Afghanistan merde ! -, il boudait. Il me boudait. ça m’a complètement gâché le paysage.

Un paysage inouï pourtant. Sur une rive, le Pic Karl Marx ( 6723m) et le Pic Engels ( 6507m), que le Tadjikistan n’a pas débaptisés, et sur l’autre rive, la chaîne de l’Hindu Kuch au Pakistan, qui ne se donne pas la peine de baptiser tous ses 6000m tellement il y en a. Et entre les deux, un fin ruban d’Afghanistan, qui serpente le long de la Pyanj. Surplombées par de prodigieux hauts glaciers, les montagnes arides rongées par les vents se pulvérisent en poussière, pour s’accumuler en tas de poudre abandonnée au bord de la rivière ensablée. Calcinés par le temps, des temples fortifiés où de belles sorcières initiaient les princes adorateurs de feu à des sagesses secrètes et des jeux interdits qui remontent au culte zoroastre n’en finissent pas de s’écrouler.  Pierre par pierre, ils glissent de leur promontoire depuis six siècles  avant le Christ, lentement engloutis par les reflets de lumière dorée qui danse sur l’eau, entre les bancs d’un sable blanc qui tourbillonne dans les vents, les véritables maîtres des lieux.

Qui eut crû que je passerais mes vacances sur les plages ventées d’Afghanistan (certes peu connues des tours operators) ?  Parce que c’est bien l’Afghanistan, que l’on voit en face, à portée de main. On voit très bien, d’ailleurs. On se fait coucou même, avec des enfants qui nous hèlent en criant. Il suffirait de nager quelques brasses. Traverser la rivière, ses bancs de sable, et remonter le temps. Les sabliers du temps ne coulent pas à la même vitesse, de part et d’autre de la Pyanj. Alors que de ce côté-ci, nous sommes dans une jeep sur une route (souvent) goudronnée, en face je ne vois qu’un sentier, où trottine parfois un âne.  Les montagnes abruptes n’ont laissé qu’une étroite bande de terre avant la rivière, où se serrent trois maisons de boue séchée. Le reste de l’Afghanistan est sur l’autre versant de ces énormes glaciers. Mais comment on fait pour habiter là ? Comment on fait pour aller faire ses courses ? Un Italien m’avait dit à Murgab que les Tadjiks étaient si pauvres qu’ils n’avaient souvent pas de sucre pour le thé. Et en Afghanistan, un siècle avant l’autre rive, ont-ils même du thé ? Où va cette dame en rouge que j’aperçois courbée dans son champ, pour acheter du thé ? Mystère. Mais les femmes ne vont nulle part en Afghanistan, elles restent chez elles, c’est bien connu…

Je soupire. Il faudra que j’en parle au businessman afghan. Ah d’ailleurs ?! Je ne le vois toujours pas revenir. Qu’est- ce qu’il se passe, dans cette cahute? Y a-t-il un expert en graphologie ? Sont-ils tous en train de boire un thé ? Avec du sucre ? Du sel ? En attendant, je commence à avoir faim.  Je me ferais bien un plat de patates sautées, comme celui que Gulyam m’avait offert un matin.

Au dessus de Zong, un village du Wakhan, se dresse encore un fort. Nous étions partis pour le visiter, mais mes sandales, qui tenaient ensemble grâce à des épingles à nourrice, ne m’ont pas permis de dépasser la dernière maison du village. Grand bien leur en a pris, car c’était celle de Gulyam, une femme aux yeux de miel et au cœur d’or, qui m’invite à un thé (avec du sucre) dans la maison qu’elle habite seule avec sa dernière fille. J’ai l’impression qu’il n’y a que des femmes dans ces villages. Les maris sont à Moscou ou à la capitale. Et ses grands- parents sont de l’autre côté de la Pyanj, en Afghanistan. Suite à un sauvage découpage de pays par Staline, des familles se sont retrouvées du jour au lendemain de part et d’autre de frontières qui avaient poussé là par magie ou plutôt par la signature d’un obscur gratte papier dans un bureau à 5000 km de là. En me faisant cuire des œufs durs dans sa bouilloire, elle m’explique aussi que si on marche deux jours en longeant la Pyanj, on arrive au Pakistan. Je note, pour mon prochain voyage. Elle me prend par la main et m’emmène au jardin où elle déterre des pommes de terre. Il est 11h, je croyais qu’elle commençait à préparer son déjeuner, mais non c’est pour moi, elle n’en mangera même pas. Incroyable générosité d’une femme qui possède trois casseroles, deux tapis accrochés au mur et un chat. Et une télévision. Tandis que la Panthère Rose s’agite à la télé, elle me confie que la vie ici est « trudna » (dur, difficile). Ce n’est pas « trudna » du tout de la croire. Quand je lui fais part de mon étonnement devant la clarté de ses yeux, elle m’explique que les Kirghizes sont des nomades aux yeux bridés mais les Tadjiks sont des sédentaires blancs, comme les Afghans.

A propos, et mon businessman alors ? Toujours rien, ça commence à sentir le roussi. Un soldat tourne autour de notre véhicule à pas mesuré. Mon ange gardien, tu es dans la cahute aussi, tu bois le thé avec eux. Je sue à grosses gouttes, mais qui ne sue pas à grosses gouttes  à  45° à l’ombre, je me fonds dans le paysage, c’est le cas de le dire. Je donnerais cher pour une douche, surtout une douche d’eau sacrée. On en a pris une avec Karolina dans le Wakhan, aux sources de Bibi Fatima, connues pour leurs miracles sur la fertilité. Au début je ne voulais pas : la fertilité, non merci, j’ai déjà deux très beaux miracles à la maison, ça suffit. Mais je me suis laissée convaincre et c’était chouette de se retrouver dans une grotte, à poil sous les stalactites qui dégoulinaient d’eau sacrée, avec d’autres nanas venues en pèlerinage, qui tiennent à nous inviter à boire un « ordo », sorte de soupe à la farine, à l’œuf et  à l’huile, paraît-il « très saine après le bain » et à nous expliquer qu’elle, c’est la cousine d’elle, qui est la belle-sœur d’elle, qui est… A la fin de la soupe, on avait l’arbre généalogique sur plusieurs générations.

Ah voilà ! Le businessman afghan sort de la cahute, se dirige vers nous, passeports en main. Je me redresse, à l’affût d’un signe sur son visage. Je n’y lis rien de particulier, ni dans sa démarche. Il rend à chacun ses documents, dont mon passeport qui lui aussi a visiblement fondu dans le paysage. C’est passé ! Je suis passée ! Alléluia, merci la Vie ! La barrière se lève. La voiture repart, mon cœur repart. Au col de 4000m que nous franchissons peu après, tout le monde sort se dégourdir les jambes, et moi je sors hurler ma joie et ma gratitude au soleil qui est en train de se coucher sur les crêtes qui dansent jusqu’à l’horizon.  Et Dushanbe, c’est encore derrière. On n’est pas arrivés. Mais je m’en fous, je suis passée !  Les heures peuvent se succéder sur les nids de poule. Et elles se succèdent. Beaucoup. Longtemps.

Ce matin, quand je suis partie de Khorog, Alex m’a à peine serrée dans ses bras, alors que nous nous quittons peut-être forever. Le mufle.  En plus d’être morte de trouille pour mon visa, je suis dévastée. Heureusement, le hasard de la route fait que Jon va à Dushanbe aujourd’hui aussi  et ça me fait un bien fou, de faire un trajet avec quelqu’un qui me regarde quand il me parle. On nous a attribué des sièges au troisième rang d’une vieille Land Rover. Troisième rang, c’est pas bon du tout ça, ça saute plus qu’à l’avant, et c’est plus serré. C’est même si serré que pour faire rentrer les fesses les unes à côté des autres sur le troisième rang, il faut tortiller du cul avant. Mais après, ça bouge plus. Pendant 22 heures. Partis à 8H30, nous arriverons à 6H30 le lendemain. Entretemps, une petite tranche de vie : l’une des jeunes filles tadjiks qui voyage avec nous aura vomi un certain nombre de fois et la femme du businessman afghan aura accouché de son dixième enfant. Il l’apprend par téléphone dans la nuit, peu après une pause que le chauffeur s’octroie pour récupérer, pendant laquelle Jon, ignorant la vitesse de récupération du chauffeur, monta sa tente à côté de la voiture, pour avoir de la place pour s’allonger – et la démonta une heure plus tard : vitesse de récupération élevée.

Je ne suis venue à Dushanbe que pour prendre l’avion pour retourner à Bishkek, au lieu de me retaper les… combien déjà ?… quelques jours et nuits de nids de poule sur le Pamir Highway en sens inverse. A l’aéroport, nouvelle épreuve du feu avec mon fameux passeport. Derrière le guichet, un douanier s’en empare… et le garde, tout en pianotant sur son ordinateur. Que vérifie-t-il ? Est-il connecté à l’Ambassade du Tadjikistan en Belgique, où j’ai obtenu mon visa, avec un méga ordinateur qui sait toutes les dates de tous les visas ? Ou avec un giga ordinateur au pôle Nord qui sait tout ? Manifestement non, le douanier me rend mon passeport avec un grand sourire. Merci ! Dans la salle d’embarquement, méga giga séance de mantras en remerciement à mon ange, à qui je donne bien du boulot en ce moment.

Etre de retour à Bishkek, c’est comme être de retour à la maison. Une maison où j’ai des habitudes, et déjà des souvenirs. C’est encore un peu le voyage, mais déjà un peu le retour. Devant la piscine du Sakura désormais vide, mon cœur se serre,  mes yeux se ferment, la cuve se remplit de champagne soviétique et nous faisons l’amour dedans avec Alex.

Mais les rires, les clapotis, les soupirs cessent brusquement. Quand on s’est quitté à Khorog, il ne m’a demandé ni mon téléphone ni mon email. Nos routes se recroiseront-elles un jour quelque part sur la vaste planète ? Pourquoi s’est-il refermé comme un coffre-fort ? Pourtant…   Ces moments de désir à pic sur le vide, ces nuits de perdition qui se dissipaient sous les étoiles, les avons-nous vécus ? Ces cols égarés, ces moraines et ces glaciers, ces passages d’apparition qui ne s’ouvraient que pour nous, les avons-nous franchis ? Oui. Et pas seulement. Nous les avons partagés, j’en suis sûre. Alors ? Je monte sur le toit de l’auberge, m’accoude à la balustrade, m’emplis une dernière fois les yeux d’Asie Centrale. Et le nez. Dans l’odeur des brochettes, la ville de Bishkek s’étend à mes pieds, les minarets se profilent dans le long soleil rasant et le rose du ciel adoucit un peu mon cœur qui déborde, sans savoir s’il déborde de joie ou de désarroi.

Alors que je titube entre le regret de la fin des choses et l’enchantement de les avoir vécues, les muezzins lancent leur chant dans le ciel mélancolique. C’est ici et maintenant.  Je ne suis ni avant, ni après. Quelle chance. Je ne suis pas tombée dans une crevasse, je n’ai pas été broyée par une jeep russe. Le temps d’un été, le voyage m’a acceptée, la route m’a embarquée, la montagne m’a adoptée, la moraine m’a invité à danser, le check-post m’a laissée passer, et l’Asie centrale m’a ouvert les portes des univers qui se croisent et se décroisent. Là où s’ouvrent tous les possibles, là où convergent toutes les incertitudes, là où soufflent les vents et les éventuels.  C’est de gratitude que mon cœur déborde. Oui Allah est grand !

Et la toile du net aussi. Moi je l’ai, son adresse mail, à ce mufle. Si jamais, un jour, je voulais aider le vent de l’éventuel à souffler dans le sens de l’Ecosse…

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